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L'invention de l'alphabet arménien célébré àADABAZAR »

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Le 1500ème anniversaire de l’invention de l’alphabet arménien célébré à ADABAZAR. 

(souvenirs de Hrant Sarian, traduits par Louise,  sa fille)

 

            Le dimanche 13 octobre 1913 ne fut vraiment pas un jour de chance pour nous : il devait être 13 heures lorsque la fanfare arménienne fit retentir dans le Parc National le chant populaire « Loussine Tchigar » (Il n’y avait pas de lune ») sous la conduite de Messia Effendi Sarian.

 

            Lorsque nous arrivâmes à l’église Sourp Hréchdagabed (Saint Archange), nous fûmes accompagnés par dix fois plus de monde. Derrière la fanfare, il y avait tous les écoliers, en rangs. Les uns avaient épinglé sur leur poitrine des rubans en papier noir portant des inscriptions dorées, tandis que la majorité des écoliers suivaient en rangs, avec de jolies couronnes de différentes tailles et des drapeaux blancs avec aussi des inscriptions.

 

            Sur le parvis de l’église, on nous fit des discours sur l’invention de l’alphabet arménien et le 400ème anniversaire de l’invention de l’imprimerie, discours entrecoupés de chants.

            Selon les directives de notre prélat, l’archevêque Stépannos Hovaguimian qui présidait cette cérémonie, nous devions faire le tour des quartiers arméniens et revenir au Parc National, avec des pauses pour les discours, les chants et la musique.

 

            Quand nous arrivâmes devant le collège arménien, la fanfare fit retentir l’hymne américain puis, sur le balcon de l’école, une demoiselle prononça un discours. A peine étions-nous arrivés sur la petite place du marché qui s’appelait « kara aghatch dibi »(sous l’arbre noir) et que nous appelions en patois « gharghedjine dague » avec tantôt les chants des écoliers et tantôt la musique de la fanfare, qu’apparut, du côté du bazar de charbon, un troupe d’une dizaine de policiers militaires se dirigeant vers la foule.

 

            Ils montrèrent un décret aux membres du comité. C’était un ordre d’arrêter la cérémonie et de se disperser. Les nôtres dirent : « ce n’est rien » et nous invitèrent à continuer la musique. Nous fîmes retentir sur la place l’air « Tachnagtsagan khoump » (troupe confédérée). A ce moment, les soldats commencèrent à mettre leur baïonnette au bout de leur fusil. L’un des fusils cogna la grande couronne qui précédait la fanfare, et la démolit.

 

            L’instituteur n’était pas partisan de continuer à jouer, mais la majorité des gens, les cannes levées, nous interdirent d’arrêter de jouer.

 

            Plus loin, sur le toit de la pharmacie, on nous photographiait.

 

            Les soldats, dirigeant leurs baïonnettes vers le peuple, nous menaçaient, mais des jeunes gens arméniens se précipitèrent soudain vers eux et tentèrent de saisir leurs armes.

La fanfare continuait à jouer, par saccades, « Troupe confédérée ». Le sergent donna l’ordre aux soldats d’ouvrir le feu, et les fusils se pointaient déjà sur nous lorsque des jeunes gens courageux se précipitèrent de nouveau vers les soldats et redressèrent en l’air les canons des fusils.

 

            La foule, entourant les soldats, se mit à les frapper à coups de poings, de pieds, de cannes. Ainsi, les soldats, luttant, se débattant, furent traînés du côté de la rue des marchands de vin. La foule désormais avait commencé à se disperser dans un vacarme confus.

            A peine un quart d’heure après, j’aperçus le cadavre ensanglanté de l’un des soldats, l’écume aux lèvres, poignardé dans le dos. Deux autres soldats avaient été blessés à la tête par des coups de canne. En même temps, la casquette du soldat mort était lancée vers le toit d’une épicerie.

 

            La foule était si dense qu’il n’y avait pas moyen de se frayer un chemin ou de se sauver. Les écoliers étaient comprimés dans la foule. Quant aux musiciens, tenant leurs instruments, ils se perdirent dans la foule, dans différentes directions.

 

            Tumulte, brouhaha et peur partout. Deux des soldats qui étaient arméniens ayant fait un instant le geste de diriger leur fusil vers la foule, provoquèrent la fureur enragée de la population. Ils se sauvèrent avec les sept autres. Toutes leurs armes avaient été saisies par les jeunes gens. Certains les avaient cachées derrière la pile de bois près des bains turcs.

 

            Le soir, un silence de mort régnait dans les quartiers arméniens. Toutes les maisons individuelles restèrent fermées. Les visites aux connaissances, avec les lanternes, avaient cessé.

            La nuit, il fut impossible de dormir.

 

            Les autorités avaient télégraphié le récit de l’événement à Constantinople, aussi, la nuit même, un fort contingent de policiers était arrivé en ville. Le lendemain matin, les routes  étaient déjà barrées et nous avons appris que de nombreuses personnes avaient été arrêtées, la photo tirée ayant été reçue.

 

            Beaucoup furent libérés après avoir été cruellement battus, mais environ une quinzaine d’hommes furent envoyés deux jours après à la prison centrale de Constantinople.

 

            Cependant, le meurtrier du soldat n’était toujours pas découvert, et les autorités harcelaient les organisateurs de la cérémonie pour qu’ils avouent. Comme l’un des prisonniers était tuberculeux, il fut décidé unanimement de faire tomber toute la faute sur lui. Ce jeune tuberculeux, qui faisait partie de la fanfare, fut condamné à être pendu. Mais le pauvre mourut dans sa cellule, avant l’exécution, des suites des coups reçus.

 

Par ailleurs, le soldat tué, dont on disait qu’il était le neveu d’un pacha de Constantinople, fut enterré près de l’entrée du cimetière de la gare. Un monument en marbre fut élevé sur sa tombe, avec l’inscription suivante en lettres d’or :

 

« Sacrifié pendant mon service par des Arméniens ‘ignobles’. Vengez-moi. »

 

Il se passa une semaine avant que les actes de cruauté envers les Arméniens se calment un peu. L’archevêque Stepannos fit préparer plus d’une centaine de jolies caisses contenant de magnifiques courges sélectionnées qu’il avait fait acheter. Il les envoya au Sultan à Constantinople avec une supplique. Ainsi, grâce à lui, nous retrouvâmes notre tranquillité d’antan.