Caché dans la
maison de mes parents, dans le New Jersey, se
trouve un liquide extraordinaire dans une
carafe de verre ressemblant à la lampe
d’Aladin.
D’une teinte
de gemme incarnat, et dégageant un parfum
enivrant, épicé, musqué, ce liquide exotique
semblait destiné à être appliqué comme parfum
plutôt que consommé comme breuvage.
Le liquide ne
sort seulement de son cabinet que pour être
soigneusement présenté aux invités d’honneur,
ou comme un remède traditionnel pour une
curieuse maladie.
Ce tonique
rare et précieux « Iskiri Hayat » qui
signifie en persan ‘l’Elixir de vie’ a été
pour moi depuis mon enfance, une source de
curiosité et d’admiration, , une clé
énigmatique pour un passé fascinant.
Le mot
iskir est une variante dialectale
(corruption turque) du persan iksir
(élixir).
Hayat
signifie
‘vie’ en persan et en arabe. Et d’après la
vénération dont on parlait de ce breuvage, et
le soin avec lequel on le manipulait quand
j’étais enfant, j’étais convaincue que cet
« Iskiri Hayat » avait des propriétés
mystiques.
Dèdè
(mon grand-père paternel) savait que nos
ancêtres arméniens concoctaient cette liqueur
dans leur terre natale, mais rien de plus,
sinon que l’odeur avait le pouvoir de
transporter en une seule inhalation un exilé
jusqu’à sa province natale de Dikranaguerd
(aujourd’hui Diyarbakir, Turquie).
J’ai jeté une
fois un coup d’œil aux ingrédients bruts,
chacun préservé dans un sac de toile noué avec
un lien. Certains d’entre eux, qui
ressemblaient à des touffes de crin de cheval,
ou à une poignée de raisins secs, auraient pu
remplir le sac d’un sorcier guérisseur.
Quand je
devins plus grande, Haïrig, mon père
étalait devant moi les 20 ingrédients de la
liqueur, annonçant avec révérence : Amlaj,
Kadi Oti, koursi kajar…récité de cette
façon, on aurait dit une incantation. En fait,
devenue adulte, j’ai appris que Haïrig
regrettait de n’avoir pas demandé à DèDè
plus de renseignements sur ces ‘remèdes’
comme ‘Dèdè’ appelait les herbes et épices
comprises dans ce Iskiri Hayat.
Lors de sa
dernière visite à Beyrouth en 1950, Dèdè
revint avec un lot d’ingrédients que lui avait
donné Manoush, l’une de ses trois sœurs.
Illettrée, elle persuadait son neveu, Vahan
Dadoyan, d’écrire en arménien, sous sa dictée
le nom de chacun des ingrédients, sur une
étiquette à fixer dessus. Comme il était
coutumier pour cette génération, les femmes
connaissaient les recettes par cœur, et
jaugeaient les ingrédients ‘atchki tchapov’
à vue de nez. Ainsi, Manoush
n’identifiait-elle aucune quantité.
Heureusement,
Dèdè possédait une mixture sèche
d’ingrédients déjà mélangés. Nous ne savons
pas comment il avait eu ça, mais Haïrig
avait, depuis 1950, utilisé constamment ces
recettes pour faire le breuvage. Aujourd’hui,
il ne nous reste qu’une petite quantité, et la
puissance de ce mélange d’herbes, de racines
et d’épices a diminué. Il ne reste plus qu’une
bouteille d’Iskiri Hayat. Cela n’a fait
qu’intensifier la mission de Haïrig de
décoder et de recréer la recette familiale d’Iskiri
Hayat.
Comment mon
père, au 21ème siècle, et loin de
sa patrie ancestrale, a-t-il pu reconstituer
la recette, alors qu’il ne savait même pas les
mots anglais correspondant à ces ingrédients
aux noms fascinants, ni quelle quantité de
chacun il devait mettre ?
Hélas, comme
le mélange d’épices et d’herbes de cette
concoction éthérée, la plupart des ingrédients
eux-mêmes étaient probablement des
combinaisons de langages parlés le long de la
Route de la Soie, y compris le dialecte
arménien de Dikranaguerd, l’arabe,
l’arménien occidental, le kurde, le turc et
peut-être même le chaldéen et l’araméen. Même
pour quelqu’un comme mon père, né en Amérique
et parlant couramment le dialecte de
Dikranaguerd, et possédant plus d’une douzaine
de dictionnaires des langues en question,
essayer de déterminer ces noms était
problématique.
Il savait que
Sunboul Hindi était la jacynthe
d’Inde ; et que Manafsha Koki était la
racine de violette. Mais que diable pouvait
signifier Agil Koki, Houslouban et
Badrankooj ?
Tant de choses ont été
perdues au cours du génocide. Couper le nœud
gordien pour un Arménien de la diaspora, c’est
d’abord situer sa maison ancestrale
confisquée, d’Arménie occidentale. Depuis que
les autorités turques ont délibérément changé
après 1915, les noms des lieux et des points
de repère, pour masquer leur origine
arménienne, les indications (souvent des
descriptions de maisons et des alentours,
transmises verbalement par les ancêtres
survivants du génocide) sont aujourd’hui
insuffisantes.
Pour
Haïrig, un autre problème contrariant
avait été de retrouver des gens, originaires
de Dikranaguerd ou autre, capables de
déchiffrer pour lui les noms et significations
des ingrédients difficiles à saisir, dans
Iskiri Hayat. Certes, le célèbre
livre de cuisine de Dikranaguerd possédait
une recette pour Iskiri Hayat, mais ce
n’était pas la formule qu’il cherchait. Et
alors que certaines firmes produisent des
formules commerciales, il voulait notre
recette ancestrale spécifique.
Alors que la
tâche semblait insurmontable, mon père avait
fait quelque progrès au cours des années.
Toutefois, récemment il semblait avoir épuisé
ses options.
Aussi, quand
je décidai de faire le pèlerinage aux déserts
de Der Zor – les champs de morts du génocide
arménien- l’an dernier, (voir :
http://www.countercurrents.org/kasbarian070910.htm
), j’espérais
étendre notre recherche vers Alep (Syrie), là
où quelques survivants du génocide (y compris
ma parentèle) avaient trouvé refuge. Là, j’ai
supposé que je trouverais sûrement une
personne qui connaîtrait les noms des
ingrédients, qui saurait à quoi ils
ressemblaient, et me montrerait même où je
pourrais les trouver. Nous pourrions plus tard
nous soucier de la quantité de chacun d’eux à
mélanger.
En fin de
compte, mon but était de rafraîchir le stock
de Haïrig, et d’une source
logistiquement proche de Dikranaguerd.
Agir ainsi me semblait être la chose la plus
importante qu’une fille reconnaissante pouvait
faire à son père dévoué, au crépuscule de sa
vie.
Mon père
n’avait jamais vu la maison de ses ancêtres,
et cependant, il transportait le ‘ham yev
hod » (le goût et l’odeur) de Dikranaguerd
dans ses mots, ses pensées et ses actions –
par sa modestie, son humour et son
hospitalité, par son dialecte et son don de
raconter des histoires, par ses aptitudes
culinaires et musicales. Un humble cadeau
l’aiderait à faire ce remarquable élixir, qui
pourrait, au moins émotionnellement, lui
restituer ses ancêtres, leur façon de vivre,
et notre patrie perdue. Et est-ce que cela ne
valait pas la peine, de redécouvrir une part
manquante et précieuse de notre héritage
culinaire, et le partager peut-être avec le
monde ?
Au cours de
ces journées éphémères passées à Alep, j’ai
rencontré des amis, le diacre Shant Kazandjian,
de Dikranaguerd, Taline Guiragossian et Avo
Tashdjian, un couple possédant les qualités
qu’on souhaite chez des Arméniens. Taline
était aussi de Dikranaguerd, et c’était un
plaisir de l’entendre, ainsi que Shant parler
notre dialecte coloré, presque disparu. Taline,
professeur d’anglais, a essayé de traduire les
ingrédients de ‘Iskiri Hayat’ que nous ne
reconnaissions pas, et demanda même l’aide de
sa mère. Mais toutes deux furent déconcertées
de voir les hiéroglyphes.
Taline et Avo
me conduisirent au bazar couvert près de la
citadelle d’Alep, où les passages, dit-on,
s’étendent depuis la forteresse jusqu’à la
cathédrale arménienne des 40 martyrs de la
vieille cité.
Le marché
souterrain rappelait ce qu’était la vie il y a
des siècles. L’amosphère n’était ni
anachronique, ni rétrograde, elle était
revigorante. Le bazar attirait les visiteurs
désireux de se connecter à l’histoire, en
montrant les traits culturels qui avaient
réussi à rester intacts malgré l’influence
rampante du monde moderne. Ici, les gens ne
vivent pas « dans le passé » comme certains
ont tendance à le dire de ceux qui ne se
conforment pas aux mœurs modernes. Ces gens
préfèrent s’accrocher à leurs traditions, et
prendre part au prolongement du passé vers le
présent.
A notre
entrée dans le bazar, nous avons été
émerveillés par les plafonds voûtés, les
portes finement sculptées et les plaques de
métal sur les murs. Les marchands, dont
quelques-uns portaient des caftans, et
d’autres des vêtements occidentaux,
interpelaient les clients. A travers les
couloirs étroits, ils louaient des ânes
transportant des sacs de céréales, à les
conduire. D’autres transportaient des
marchandises à dos de cheval ; des femmes en
niqab marchandaient sur les prix.
A travers les
labyrinthes, nous sommes passés par les stands
de bijouteries, textiles, poteries et viande
de chameau, et avons atteint enfin le stand
des herbes et épices.
Taline me
dirigea vers la cabine de l’Homme aux Epices
d’Alep. C’était le plus âgé, le plus connu et
le mieux fourni des vendeurs d’épices. Talin
supposait que l’Homme aux Epices, qui avait
hérité l’affaire de son père et de son
grand-père, avait retenu la connaissance
qu’ils avaient amassée et la lui avaient
transmise. Ce qui veut dire que par nos
ancêtres qui avaient émergé des déserts de der
Zor, parlant une variété de dialectes, les
grands-parents de l’Homme aux Epices avaient
saisi les nombreux noms de produits, y compris
ceux prononcés par les Arméniens.
Malgré les
ambitions personnelles qu’ils aient pu avoir,
les 4 fils de l’Homme aux Epices travaillaient
tous dans l’affaire paternelle, opérant dans
une petite cabine.
Elle était
remplie de bouteilles, de paquets, de boîtes,
et de pots remplis de poudres, liquides,
graines et racines. Une échelle menait à une
porte dans le plafond, qui ouvrait sur un
grenier, le magasin principal.
Incapable de
communiquer en paroles, je ne pouvais pas me
retenir de rencontrer dans mon zèle, l’Homme
aux Epices. Stoïque et fatigué du monde, il
n’avait aucun penchant ni intérêt pour la
source de mon enthousiasme. Homme de peu de
mots, il ne parlait pas l’anglais. Mais comme
Taline lui récitait la liste des achats, nom
par nom, quelque chose d’incroyable se
produisit.
« Avez-vous de
l’Agil koki ? demanda-t-elle en arabe.
L’Homme aux
épices hocha la tête, se courbant
solennellement, pour dire : oui ;
Et
Badrankooj ?
L’Homme aux Epices hocha
de nouveau la tête, lentement, son menton
touchant sa clavicule. Et ce rituel continua.
Taline disait un mot, et l’Homme aux Epices
montrait, sans se presser, que non seulement
il connaissait l’ingrédient, mais qu’il
l’avait en stock. Puis il appela ses fils,
pour que chacun apporte les différentes
parties de cette commande. Quant Taline eut
terminé, nous avions obtenu tous les
ingrédients de la liste, sauf un. Même s’il
n’était pas interrompu par les demandes de ses
clients, l’Homme aux Epices ne semblait pas
enclin à bavarder. Nous n’avons pas réussi à
l’amadouer en lui expliquant en arabe certains
des termes ésotériques, et Taline non plus à
reconnaître les ingrédients mystérieux à leur
aspect ou leur odeur.
Toutefois, l’Homme aux
Epices, écrivit, en lettres latines le nom de
chaque ingrédient sur le paquet correspondant
– un moment révélateur.
J’étais terriblement
stupéfiée lorsque nous avons quitté la cabine,
ayant complété la part du lion de ma mission.
Pour célébrer cela, nous sommes allés Avo,
Taline, Shant et moi au stand d’huiles de bain
et de parfums, et nous nous sommes récompensés
en achetant des Kessés traditionnels,
ces rugueux tissus utilisés par nos anciens
pour le bain. De retour dans ma chambre
d’hôtel, j’ai pleuré en inhalant chaque
ingrédient aromatique . Puis j’ai tout emballé
dans des sacs, dispersés dans mes bagages,
espérant qu'’ils ne seraient pas soupçonnés de
contenir de la drogue à l’aéroport de Damas.
Même après, les senteurs célestes restées sur
mes vêtements dans ma valise me faisaient
saliver lorsque je suis retournée aux Etats
Unis.
Quelle fut la réaction de Haïrig lorsque je
suis revenue au New Jersey, lui ai raconté mon
histoire et lui ai présenté mes paquets, l’un
après l’autre ? Il a semblé reconnaissant,
mais aussi déçu. Avions-nous réellement
atteint notre but ? C’était presque
remarquable. Il inspecta chaque paquet
soigneusement, comme pour dire : « alors,
voilà à quoi ressemble Badrankooj ! »
Et il s’est engagé dans
la prochaine étape : trouver un épicier
capable de nous donner les équivalents en
anglais des mots étrangers, grâce à leur
aspect.
De là, nous laisserons
les lecteurs estimer les derniers aspects de
notre voyage. Il se peut que le breuvage
reconstitué soit vraiment surnaturel la
prochaine fois que vous nous entendrez parler
de Dikranaguerd.
Lucine Kasparian
Traduction Louise Kiffer
de l’original en anglais :
http://hetq.am/eng/articles/7939/elixir-in-exile.html
Photo: L'Homme aux épices d'Alep
Lucine Kasparian est
l’auteur de : « A rugged Land, An enduring
People, et « The Greedy Sparrow : an Armenian
Tale »
Son père, CK Garabed,
connu de nos lecteurs, écrit régulièrement
dans « Armenian Weekly » de Khatchig Mouradian.
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