C.
Mutafian : Quand on parle de
reconnaissance du génocide, il ne s’agit
pas de reconnaître au sens de découvrir.
Le paradoxe de la situation, c’est que
tout le monde sait ce qu’il y a eu. Les
preuves sont accablantes. Même les
historiens turcs, même les plus grands
négationnistes ; tout le monde le sait.
Simplement le problème est de parvenir à
une situation telle que l’Etat turc ait
plus avantage à le reconnaître qu’à le
nier. Il ne s’agit pas de le lui faire
comprendre. Il le sait parfaitement.
Toutes les recherches actuelles, c’est
pour y mettre du poids en plus, de façon
à ce que ça éclate. Il ne s’agit pas de
révéler qu’il y a eu un génocide. Tout
le monde le sait.
R.H. Kévorkian : A ce sujet,
comment observes-tu les publications de
certains milieux turcs, intellectuels ou
même politiques, évoquant clairement le
génocide ?
C. Mutafian : Cette éditrice
turque qui a publié le livre de Ternon
et qui a été condamnée à la prison.
C’est énorme qu’elle l’ait fait. C’était
inimaginable il y a seulement dix ans,
même avec dix fois plus de courage
qu’elle n’en a eu aujourd’hui. C’était
absolument impossible.
M. Nichanian : L’éditrice qui a
été mise en prison était Kurde. Et Taner
Akçam que certains ont célébré il y a un
an pour avoir été le premier
intellectuel à avoir publié un livre qui
reconnaît le génocide arménien, voyage
tranquillement de Hambourg à Istanbul,
sans jamais être inquiété. Les Turcs, en
ce moment, n’ont rien contre les
publications sur le génocide arménien.
R.H. Kévorkian : Cette semaine
est parue à Istanbul, la traduction de
l’ouvrage de Dadrian publié par Yale
University, il y a deux ans. Mais, bien
sûr, il est publié par les milieux
d’opposition turcs.
A.Ter-Minassian : Mais
évidemment. Il faut bien trouver des
gens avec qui dialoguer ! Il y a vingt
ans, qui eût imaginé que ce fût possible
? Il existe à l’heure actuelle, dans les
milieux turcs, des intellectuels qui
sont capables de repenser ce passé,
d’autant plus que le passé qui leur est
renvoyé c’est le passé du Kémalisme, qui
les a coupés de leur propre passé
ottoman.
M. Marian : On sait que depuis
Özal il y a, dans pas mal de milieux
turcs intellectuels, une prise de
distance par rapport au Kémalisme, une
réévalutation de la période ottomane, et
de ce qu’a pu être la diversité de la
société et de la culture avant la
République turque contemporaine.
Est-ce qu’on pense que cette tendance,
jointe à une normalisation politique
avec l’Arménie, va aboutir à ce que
cette question devienne libre en Turquie
et, devenant libre, se rapproche de la
réalité des faits historiques et que la
société turque d’elle-même prenne les
positions et les mesures nécessaires ?
Ou est-ce qu’ il y a un risque d’une
sorte de vérité d’Etat commune avec les
Turcs qui feraient les ¾ du chemin, et
les Arméniens ¼ ? Et si c’est ça qui se
produit, qu’est-ce qui est pour nous
tolérable et qu’est-ce qui est
inacceptable ?
G. Kortian : Nous ne sommes pas
les prophètes de la société turque, ou
de la société arménienne. Cette fameuse
Turquie va-t-elle devenir
fondamentaliste, ou rester kémaliste et
révisionniste, pro ou anti-arménienne ?
On l’ignore. C’est pourquoi il faut être
présent, c’est notre tâche.
A. Toranian : Est-ce que la
question du génocide, ancrée dans le
passé , ne va pas céder petit à petit sa
place, comme valeur dominante de notre
conscience arménienne en diaspora, à
celle de l’Etat arménien qui, lui, est
projeté vers l’avenir ?
C Mutafian : Je ne crois pas.
Depuis la création de l’Etat, on n’a
jamais autant travaillé, écrit, publié,
sur le génocide. Cela sert plutôt
d’aiguillon. On sait qu’il y a une sorte
de partage des tâches entre diaspora et
Arménie. Tout le côté incisif revient à
la diaspora. Et l’Etat a la
responsabilité de maintenir l’Etat.
J. Altounian : Je voudrais
prendre quelques minutes pour prendre
position sur ce qu’a dit Garbis. Je suis
d’accord avec le constat que tu fais,
mais je suis en parfait désaccord avec
la rhétorique de ton discours. C’est un
discours qui reproduit exactement le
discours parental. Quand tu dis : « les
Arméniens n’ont pas réussi, ils n’ont
pas ce qu’il faut » (voyez la
connnotation). Mais il y a une relation
de cause à effet qu’il faudrait
inverser. C’est parce qu’ils ont perdu
‘ce qu’il faut’ qu’ils ne pouvaient pas
réussir. L’alternative n’est pas soit de
se plaindre, soit de condamner, mais
d’assumer, chacun à sa propre place,
dans les générations, cette hécatombe
psychique. C’est pourquoi ce ‘ils’ est
choquant. Pendant un certain temps, les
Arméniens ont dû vivre dans le registre
de la survie et de la nécessité. Ce qui
évidemment dicte une forme de sexualité,
une forme d’activité, une forme de gain.
Or, dans ce registre de la nécessité, de
la survie, on ne peut pas penser, on ne
peut s’inscrire ni dans
l’historiographie, ni dans l’écriture,
ni dans la pensée. La pensée s’effectue
lorsque l’on peut jouer. Lorsqu’on peut
avoir du plaisir avec le monde, avec
soi, avec ses représentations. La pensée
ne se développe pas dans la survie. Pour
que ce niveau de la pensée advienne, il
faut du temps ! Pouvoir penser est un
plaisir. Si je suis ici ce n’est pas par
devoir. Je trouve un grand plaisir à
être avec vous. Ce n’est pas pour faire
mon travail d’Arménienne. Je suis là
peut-être pour ça aussi, bien sûr. Mais
en réalité, je suis très contente
d’entendre dans cette assemblée des avis
différents. On a le plaisir d’échanger,
et ce registre du plaisir, de l’échange
et de l’élaboration ne peut exister que
dans certaines conditions. Il faut du
temps pour accéder au plaisir.
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