Discussion sur le génocide des Arméniens
(extraits - Nouvelles d'Arménie Magazine avril 1995)

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C. Mutafian : Quand on parle de reconnaissance du génocide, il ne s’agit pas de reconnaître au sens de découvrir. Le paradoxe de la situation, c’est que tout le monde sait ce qu’il y a eu. Les preuves sont accablantes. Même les historiens turcs, même les plus grands négationnistes ; tout le monde le sait. Simplement le problème est de parvenir à une situation telle que l’Etat turc ait plus avantage à le reconnaître qu’à le nier. Il ne s’agit pas de le lui faire comprendre. Il le sait parfaitement. Toutes les recherches actuelles, c’est pour y mettre du poids en plus, de façon à ce que ça éclate. Il ne s’agit pas de révéler qu’il y a eu un génocide. Tout le monde le sait.

R.H. Kévorkian : A ce sujet, comment observes-tu les publications de certains milieux turcs, intellectuels ou même politiques, évoquant clairement le génocide ?

C. Mutafian : Cette éditrice turque qui a publié le livre de Ternon et qui a été condamnée à la prison. C’est énorme qu’elle l’ait fait. C’était inimaginable il y a seulement dix ans, même avec dix fois plus de courage qu’elle n’en a eu aujourd’hui. C’était absolument impossible.

M. Nichanian : L’éditrice qui a été mise en prison était Kurde. Et Taner Akçam que certains ont célébré il y a un an pour avoir été le premier intellectuel à avoir publié un livre qui reconnaît le génocide arménien, voyage tranquillement de Hambourg à Istanbul, sans jamais être inquiété. Les Turcs, en ce moment, n’ont rien contre les publications sur le génocide arménien.

R.H. Kévorkian : Cette semaine est parue à Istanbul, la traduction de l’ouvrage de Dadrian publié par Yale University, il y a deux ans. Mais, bien sûr, il est publié par les milieux d’opposition turcs.

A.Ter-Minassian : Mais évidemment. Il faut bien trouver des gens avec qui dialoguer ! Il y a vingt ans, qui eût imaginé que ce fût possible ? Il existe à l’heure actuelle, dans les milieux turcs, des intellectuels qui sont capables de repenser ce passé, d’autant plus que le passé qui leur est renvoyé c’est le passé du Kémalisme, qui les a coupés de leur propre passé ottoman.

M. Marian : On sait que depuis Özal il y a, dans pas mal de milieux turcs intellectuels, une prise de distance par rapport au Kémalisme, une réévalutation de la période ottomane, et de ce qu’a pu être la diversité de la société et de la culture avant la République turque contemporaine.
Est-ce qu’on pense que cette tendance, jointe à une normalisation politique avec l’Arménie, va aboutir à ce que cette question devienne libre en Turquie et, devenant libre, se rapproche de la réalité des faits historiques et que la société turque d’elle-même prenne les positions et les mesures nécessaires ? Ou est-ce qu’ il y a un risque d’une sorte de vérité d’Etat commune avec les Turcs qui feraient les ¾ du chemin, et les Arméniens ¼ ? Et si c’est ça qui se produit, qu’est-ce qui est pour nous tolérable et qu’est-ce qui est inacceptable ?

G. Kortian : Nous ne sommes pas les prophètes de la société turque, ou de la société arménienne. Cette fameuse Turquie va-t-elle devenir fondamentaliste, ou rester kémaliste et révisionniste, pro ou anti-arménienne ? On l’ignore. C’est pourquoi il faut être présent, c’est notre tâche.

A. Toranian : Est-ce que la question du génocide, ancrée dans le passé , ne va pas céder petit à petit sa place, comme valeur dominante de notre conscience arménienne en diaspora, à celle de l’Etat arménien qui, lui, est projeté vers l’avenir ?

C Mutafian : Je ne crois pas. Depuis la création de l’Etat, on n’a jamais autant travaillé, écrit, publié, sur le génocide. Cela sert plutôt d’aiguillon. On sait qu’il y a une sorte de partage des tâches entre diaspora et Arménie. Tout le côté incisif revient à la diaspora. Et l’Etat a la responsabilité de maintenir l’Etat.

J. Altounian : Je voudrais prendre quelques minutes pour prendre position sur ce qu’a dit Garbis. Je suis d’accord avec le constat que tu fais, mais je suis en parfait désaccord avec la rhétorique de ton discours. C’est un discours qui reproduit exactement le discours parental. Quand tu dis : « les Arméniens n’ont pas réussi, ils n’ont pas ce qu’il faut » (voyez la connnotation). Mais il y a une relation de cause à effet qu’il faudrait inverser. C’est parce qu’ils ont perdu ‘ce qu’il faut’ qu’ils ne pouvaient pas réussir. L’alternative n’est pas soit de se plaindre, soit de condamner, mais d’assumer, chacun à sa propre place, dans les générations, cette hécatombe psychique. C’est pourquoi ce ‘ils’ est choquant. Pendant un certain temps, les Arméniens ont dû vivre dans le registre de la survie et de la nécessité. Ce qui évidemment dicte une forme de sexualité, une forme d’activité, une forme de gain. Or, dans ce registre de la nécessité, de la survie, on ne peut pas penser, on ne peut s’inscrire ni dans l’historiographie, ni dans l’écriture, ni dans la pensée. La pensée s’effectue lorsque l’on peut jouer. Lorsqu’on peut avoir du plaisir avec le monde, avec soi, avec ses représentations. La pensée ne se développe pas dans la survie. Pour que ce niveau de la pensée advienne, il faut du temps ! Pouvoir penser est un plaisir. Si je suis ici ce n’est pas par devoir. Je trouve un grand plaisir à être avec vous. Ce n’est pas pour faire mon travail d’Arménienne. Je suis là peut-être pour ça aussi, bien sûr. Mais en réalité, je suis très contente d’entendre dans cette assemblée des avis différents. On a le plaisir d’échanger, et ce registre du plaisir, de l’échange et de l’élaboration ne peut exister que dans certaines conditions. Il faut du temps pour accéder au plaisir.