Aram
KHATCHADOURIAN, l’un des plus grands
compositeurs du 20ème siècle
Que reste-t-il de lui qui a été l’un des
géants du monde musical soviétique, et un
grand dans le monde musical ? Que savons-nous
de l’enfance de l’homme
qui, avec une seule « Danse du sabre » a connu
la célébrité ?
Son origine et son enfance vont déterminer son
avenir et ses choix esthétiques dans toute son
œuvre : le goût de la musique populaire du
Caucase. L’utilisation des instruments à vent,
la recherche de timbres et de rythmes
caractéristiques du milieu musical des
populations de Tiflis.
Totalement engagé dans la construction d’un
monde nouveau, il restera toute sa vie
imprégné de son arménité, du Caucase qui l’a
vu naître et grandir et de son rêve de
fraternité entre les hommes et leurs cultures.
Laissons-le à ses souvenirs émouvants,
ferments d’une personnalité à la hauteur de
son destin :
La famille : « Mon père Eghia et ma mère
Koumach étaient originaire de familles
paysannes fixées depuis longtemps au village
de Verkhniaïa Aza, dans le Nakhitchevan, près
de la ville de Ordoubad. A la fin des années
1870, à l’âge de 13 ans, mon père quitta son
village pour aller chercher son pain à Tiflis.
A l’époque, de grandes colonies d’Arméniens,
d’Azerbaidjanais et de Russes peuplaient la
ville. Grâce à l’aide de compatriotes, mon
père trouva un travail d’apprenti chez un
relieur. Rapidement, il acquit les secrets du
métier.
Au début des années 1890, il réussit à acheter
l’affaire de son patron et, travaillant avec
ses enfants, il ouvrit également une boutique
de papeterie.
Mon père et ma mère avaient été fiancés alors
que mon père avait 19 ans et ma mère 9. Ils se
marièrent sept ans plus tard. Ce fut un
mariage heureux. Ils eurent cinq enfants. Nous
habitions la rue Aragvi à Tiflis, une petite
maison de trois pièces.
Comme mes camarades, gosses du quartier, j’ai
grandi le plus clair de mon temps dans la rue
et la cour.
Notre mère, très croyante, m’amenait à
l’église arménienne située non loin de chez
nous. Mon père, arrivé sans aucune instruction
à Tiflis, avait appris à lire et écrire
l’arménien et le russe. Il lisait le journal
Mechag et commentait avec ses voisins les
problèmes de la guerre ou des Arméniens. Ses
quatre fils ont fait des études secondaires,
et mes frères Souren, Lévon et moi avons pu
devenir des artistes professionnels. »
La
musique : « A l’école, nous apprenions des
chants populaires russes, arméniens et
géorgiens, accompagnés sur un vieux piano.
Durant la première guerre mondiale, alors que
l’Empire Ottoman organisait le sauvage
massacre de la population arménienne en
Arménie Occidentale, bien des familles
quittèrent Tiflis.
J’ai encore devant les yeux des scènes qu’on
pouvait observer dans les rues de Tiflis où
des soldats allemands se livraient à toutes
sortes d’excès.
Plus tard, sont venus les Anglais. Dans cette
période de pénurie générale, nous avions
oublié le goût du sucre et ne rêvions que de
manger du pain de maïs à notre faim.
Père et mère partaient en visite le soir. A
leur retour ils disaient : « On était si bien
là-bas, c’était si gai, on a tellement pleuré…
» Ils pleuraient et chantaient des chansons
tristes, et versaient des larmes, s’imprégnant
de la beauté, de la poésie et de la musique.
J’ai grandi dans un climat musical, bien que
la sensation d’avoir vécu dans une ambiance
musicale soit venue beaucoup plus tard. Dès ma
plus tendre enfance, j’ai entendu ma mère
chanter une infinie quantité de chansons
arméniennes et azerbaidjanaises. Il y avait
aussi de la musique dans la rue, elle arrivait
de toute part : le vieux Tiflis était une
ville musicale remplie de sonorités. Il
suffisait de s’aventurer dans les rues et
ruelles pour être plongé dans une atmosphère
musicale faite des sons les plus divers :
d’une fenêtre ouverte s’échappe la mélodie
caractéristique d’un chant géorgien, tout à
côté quelqu’un pince les cordes d’un thar,
plus loin on se heurte à un joueur d’orgue de
Barbarie, dont l’instrument égraine une valse
à la mode. On rencontre souvent des chanteurs
et conteurs, les achoughs. On pourrait aussi
citer les Guindos dansant des danses
arméniennes et géorgiennes. Il y a les
fanfares, les chœurs, l’opéra, le
conservatoire… Cette atmosphère saturée de
folklore musical, cette multiplicité des
timbres et sons, d’intonations, de rythmes
dans laquelle j’ai été plongé dès l’enfance a
laissé des traces indélébiles dans ma
conscience, ou plutôt dans mon subconscient.
Ces impressions précoces m’ont profondément
marqué, elles ont conditionné ma façon de
concevoir la musique, et ont probablement joué
un rôle important dans la formation de mon
ouïe de compositeur.
De quelque manière qu’aient évolué et se
soient perfectionnés par la suite mes goûts et
mes connaissances musicales, la base nationale
originelle qui m’a été donnée dès l’enfance
dans cette communion vivante avec l’art
populaire, demeure le fondement naturel qui me
permet de créer.
L’épisode qui a changé ma vie est l’achat d’un
vieux piano à queue en 1911. Assis des heures
devant cet instrument, j’ai retrouvé et joué
des mélodies familières, et essayé
maladroitement de trouver des accords à la
main gauche, aidé en cela par la musique que
l’on entendait partout, populaire, mais
également des danses, valses et marches jouées
au square municipal.
L’orchestre à vent de notre école m’a beaucoup
appris ; je jouais du ténor et commençais à
lire quelques notes. Un jour, un de mes
camarades me joua une valse qu’il venait
d’écrire. J’étais stupéfait.
Mon père rêvait pour moi de la profession de
médecin, homme de loi ou ingénieur. Il
souhaitait que ses fils se fassent une place
‘au soleil’.
La découverte du monde musical : A seize ans,
j’assistai pour la première fois à un opéra,
du compositeur Zacharie Paliachvili. Les
intonations de la musique populaire géorgienne
transformée par la main d’un maître se
présentèrent à moi sous une forme
merveilleuse. Mon frère aîné Souren, parti
pour Moscou dès 1908, s’était orienté vers le
théâtre. Il avait russifié son nom,
Khatchatourov, et dirigeait les studios d’art
dramatique arméniens dès 1919. Il avait de
grandes ambitions : nouer des rapports étroits
avec l’intelligentsia arménienne de
Transcaucasie, rassembler les plus belles
œuvres de la dramaturgie arménienne, des
matériaux touchant à l’histoire, le folklore,
la musique, les beaux-arts. Grâce à lui, je
débarquai à 17 ans dans la capitale Moscou.
Pour la première fois de ma vie, j’assistai à
un concert de Nicolas Orlov qui interpréta
Chopin et Liszt. A chaque morceau, un monde
nouveau inconnu se révélait à moi. Outre cela,
mon frère Lévon et moi, chantions tous les
dimanches avec d’autres étudiants dans le
chœur de l’église arménienne. Lorsque je
repense à cette période, je constate que j’ai
alors travaillé avec une passion fanatique.
Période durant laquelle je faisais avidement
connaissance avec la vie, les arts, les
hommes. »
La suite de la vie du jeune compositeur est
toute tracée : études de violoncelle, puis
composition au conservatoire de musique de
Moscou. Pour le diplôme final, un grand
chef-d’œuvre : la création de sa première «
Arménie » le 23 avril 1935.
La date n’est certainement pas une coïncidence
! Aram Khatchadourian s’impose immédiatement
dans le monde soviétique comme un grand
espoir, porteur des aspirations d’un nouveau
monde où la culture et la fraternité effacent
les conflits et les égoïsmes nationaux. Le
compositeur y croit, son activité est
créatrice et féconde.
Avec D. Chostakovitch et S. Prokoviev, il
portera dans le monde les fruits de ces
idéaux.
Le succès et les chefs-d’œuvres se succèdent.
Parcourant le monde, il aura pour instrument
non plus le saz de ses prédécesseurs, les
achoughs, mais les plus grands orchestres du
monde qu’il dirigera avec bonheur, et les
scènes les plus prestigieuses.
Les œuvres d’Aram Khatchadourian réunissent 24
volumes. On retiendra ses plus grands succès :
la toccata pour piano, les 3 concertos pour
piano (1936), violon (1940), violoncelle
(1954), les 3 symphonies, les ballets
Mascarade parodie de la bourgeoisie du
Caucase, Gayaneh, tableau des peuples du
Caucase et Spartacus, personnage symbolique de
la libération des hommes. De nombreuses
musiques de scène et de films.
Pour les Arméniens, nous retiendrons de
nombreuses mélodies, l’Hymne d’Arménie
Soviétique, de nombreuses danses populaires
jouées également par les groupes folkloriques,
ce qui ramène la musique de ce compositeur à
sa source d’inspiration : les musiques des
peuples de Tiflis, Komitas, les chants de
l’Eglise arménienne.
Si vous visitez l’Arménie, ne manquez pas de
vous rendre au musée Aram Khatchadourian, près
de la salle philharmonique qui porte son nom
et vous pourrez admirer (ou détester) une
imposante statue du compositeur. Avec un peu
de chance, vous assisterez à un concert du
festival de musique ou du concours qui portent
son nom. Aram Khatchadourian de son vivant a
parcouru le monde, reçu les plus hautes
distinctions. Il repose à présent au Panthéon
arménien c’est là que vous pourrez lui rendre
un dernier hommage, près de Komitas, au milieu
des siens … »
Alexandre SIRANOSSIAN
(source : Nouvelles d’Arménie Magazine,
juillet-août 2003)
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