«
La première analyse synthétique des crimes du
gouvernement turc »
En
1916, à la demande du Foreign Office, un jeune
historien de vingt-six ans publiait un rapport
sur la politique de déportation et
d'extermination des Arméniens mise en œuvre
par les autorités turques en 1915. Bien que
certaines déclarations de son auteur aient pu
permettre aux négationnistes de le qualifier
de document de propagande, ce livre qui fait
l'objet d'une réédition, reste une référence
en la matière.
«L'ouvrage de Toynbee constitue la première
analyse synthétique des crimes perpétrés par
le gouvernement turc et la mise en lumière des
mécanismes de la destruction planifiée d'un
peuple » déclare l'historienne Claire
Mouradian qui a augmenté, préfacé et annoté
cette nouvelle édition.
Arnold J. Toynbee (1889-1975) qui deviendra
l'un des plus célèbres historiens du XX'
siècle, avait déjà démontré son intérêt pour
la politique internationale ainsi que sa
rapidité de travail, en publiant, à l'âge de
vingt-six ans, un volume de plus de cinq cents
pages, Nationality and the War, conçu juste
après le déclenchement de la guerre et paru en
avril 1915.
Tandis que la moitié de ses camarades
trouvèrent la mort au combat, ce jeune diplômé
d'Oxford, exempté du service militaire, trouva
le moyen de servir sa patrie au sein du
Foreign Office. Ses talents d'historien et
d'écrivain furent employés dans les services
de propagande, ce qui ne manqua pas de marquer
sa réflexion historique, déjà éveillée par ses
voyages en Grèce, à la veille des guerres des
Balkans. Toynbee prit son service au Foreign
Office en mai 1915. Pendant quelques mois, il
s'occupa du service de presse, avec la mission
de sensibiliser l'opinion publique américaine,
les Etats-Unis étant encore neutres à cette
époque. En octobre 1915, il devint le
secrétaire de lord James Bryce, diplomate
d'envergure et fervent défenseur de la cause
arménienne. Bryce préparait un rapport
détaillé des massacres et déportations des
Arméniens en 1915.
Claire Mouradian
Le
résultat de ce travail qui nécessita plusieurs
mois, fut la publication en 1916 d'un
volumineux recueil de documents et témoignages
- appelé aussi « Livre Bleu » par les
spécialistes du génocide arménien - qui
constitue la base de toutes les études
scientifiques sur le génocide arménien : Le
traitement des Arméniens dans l'Empire
Ottoman, 1915-1916. Claire Mouradian souligne
à juste titre : « Ce que Toynbee et Bryce ont
aussi perçu, et cela est assez remarquable à
une époque où l'interprétation dominante est
celle d'un nouveau "massacre de chrétiens",
c'est le caractère politique et nullement
religieux de ce crime prémédité et
impitoyablement exécuté ». Durant la même
année, Toynbee fut chargé de publier un abrégé
pour le grand public intitulé «
ArmenianAtrocities. The Murder of a Nation »,
dont la traduction française parut en 1917,
chez l'éditeur Payot. Comme le remarque Claire
Mouradian dans la préface de la réédition
critique de ce texte, on peut considérer ce
texte comme le premier ouvrage sur le génocide
arménien. Mais pour les négationnistes, il
s'agit d'un pamphlet de propagande car en 1967
Toynbee explique dans ses mémoires que
l'attachement du Foreign Office pour la cause
arménienne n'était pas désintéressé. En
montrant les massacres des Arméniens, le
gouvernement britannique voulait obtenir le
soutien des Etats-Unis, restés neutre dans ce
conflit, et en particulier de ses communautés
juives plutôt hostiles à l'égard des Alliés à
cause des atrocités commises par les Russes
contre les Juifs d Europe de l'Est, et que
d'ailleurs la propagande allemande avait su
mettre en valeur. D'autre part, Toynbee
reconnaît des exagérations dans d'autres
ouvrages qu'il avait rédigés entre 1916 et
1917, dans lesquels il dénonçait la barbarie
des Allemands en Europe.
Historiographie
Ses déclarations furent exploitées par les
partisans du négationnisme afin de démontrer,
avec des arguments fort grossiers, que cette
documentation sur le génocide arménien,
soigneusement recueillie par Bryce et Toynbee,
ne constituerait que de la pure propagande.
Mais ce n'était que l'instrumentalisation des
atrocités pour les besoins de la propagande de
guerre et non la réalité des faits que
l'historien britannique remettait en cause.
Dans son ouvrage La Grande Histoire de
l'humanité, Toynbee ne pouvait être plus
explicite : « Le caractère abominable des deux
grandes guerres du XX siècle s'aggrave encore
par le génocide (c'est à dire l'extermination
massive des populations civiles) auquel elles
ont donné lieu. Au cours de la première guerre
mondiale, les Turcs ont commis le génocide
contre les Arméniens, les Allemands ont commis
le génocide contre les Juifs ». L'importance
de cette réédition est donc évidente. Le texte
de Tovnbee a été brillamment introduit et
soigneusement annoté, à l'aune des études les
plus récentes sur le génocide arménien. Claire
Mouradian y a également adjoint les profils
biographiques de tous les personnages
concernés, qui se révèlent fort utiles pour
s'orienter dans la complexité des événements.
Enfin, elle a traduit les passages de
l'autobiographie de Toynbee concernant son
activité au Foreign Office et ses rapports
avec des intellectuels et des personnalités
turques. L'historien non spécialiste comme
l'honnête homme pourront profiter de cette
lecture. Certes, les progrès de
l'historiographie sur le génocide arménien ont
réduit l'importance du Livre Bleu, et à plus
forte raison de son abrégé, en tant que source
primaire. Mais si, après 90 ans, il a perdu sa
valeur documentaire, il garde une importance
historiographique qui permettra aussi de mieux
expliquer l'évolution et l'extrême complexité
du parcours intellectuel de Toynbee. En effet,
ses positions lors de la guerre gréco-turque
de 1920-1922, ses sympathies pour la nouvelle
Turquie, ses rencontres avec Atatùrk et Hitler
en ont fait un personnage controversé. D'autre
part, on pourra continuer d'apprécier ses
qualités d'écriture. De son bureau de Londres,
Toynbee élaborait les dépêches et les
correspondances d'Anatolie en vrai historien.
Il évaluait la véracité de ses sources puis
les mettait en valeur. Mais l'intérêt de ce
petit texte n'est pas exclusivement
historiographique. Toynbee n'était pas qu'un
érudit, son talent étant accru par une
humanité qui ne l'a jamais quitté pendant tout
son parcours d'historien. La compassion qu'il
exprime devant les horreurs de 1915 ne saurait
en aucun cas relever d'une simple rhétorique
de la propagande.
Giusto Traina
Source : Nouvelles d’Arménie Magazine N° 103 –
décembre 2004
Réf. «
Les massacres des Arméniens (1915-1916)
nouvelle édition augmentée, préfacée et
annotée
par Claire Mouradian – Payot 2004
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