« LA PRISE D'ALEP ET L'ARRIVÉE DU CHÉRIFE  »

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Récit de Hrant Sarian, né en1901 à Adabazar, en Turquie parus en feuilletons dans "Haratch" vers 1937.
Traduit par Louise Kiffer sa fille

 

« J'ai vivoté pendant un mois à droite à gauche. Portefaix pendant quelques jours, puis balayeur pendant deux jours; j'ai travaillé un jour dans un hôtel, quinze jours chez un coiffeur, six jours chez un médecin, une semaine chez un comptable, j'ai même vendu du papier à cigarettes pendant trois jours. Toutes ces places étaient temporaires. Déjà quand j'étais à Deraa, j'avais vendu des oignons, et à Ihsaher du yaourt pendant trois ou quatre jours.

Fin Juillet 1918, j'ai trouvé un emploi stable chez un Arabe renommé de Alep, le vieux Cheik Abdul Kader Tchélébi. Il était extrêmement riche. Des biens partout.

Ma tâche principale consistait à effectuer le transport à Alep des fruits et légumes du village de Menian dont il était propriétaire.

Menian comptait à peine une vingtaine de maisons. C'était à deux heures et demi de Alep, sur la route de Cham-Tarablouss.

Je m'y rendais une ou deux fois par jour avec huit à dix ânes et quelques mulets. Les fellahs qui travaillaient dans les champs chargeaient les bêtes de melons, pastèques, concombres et de toutes sortes de légumes.

J'étais très content de mon emploi, je mangeais bien, et je couchais tantôt au village, tantôt chez l'Agha à Alep.

Mon frère et ma sœur étaient dans un orphelinat où ma mère les avait placés. Ils y étaient très mal nourris. Aussi, en revenant de Menian, je faisais faire un détour aux bêtes, j'arrêtais le convoi devant l'orphelinat et je laissais quelques provisions pour mon frère et ma petite soeur.

Puis j'allais approvisionner le magasin des Tchelebi tenu par Mohammed.

Je devais aussi prendre soin des bêtes.

A cette époque, tous les jours, des orphelins arméniens rescapés des déserts ou des environs de Der-Zor, arrivaient à Alep et entraient à l'orphelinat.

J'entendais tous les jours les récits du massacre de Der-Zor. On disait que le nombre des victimes s'élevait à 200 000. A Résuhlahn 70 000 Arméniens avaient été massacrés, à Intili 50 000, ce qui faisait déjà en tout

320 000. Mais si on compte les morts de faim et de misère, on arrive à un total d'un million, disaient-ils.

Chaque orphelin avait son histoire malheureuse. Les orphelinats étaient pleins. Ceux qui voulaient s'instruire étaient envoyés à l'école.

Moi qui désirais tant étudier, j'ai décidé de profiter d'une occasion pour quitter le Cheik et aller aussi à l'école.

Ce vieillard à la barbe blanche possédait une belle mosquée personnelle attenant au domaine des Tchélibi. Il y allait sans faute pour la prière du matin (Fedjdjer) celle du soir ("Maghreb") et de temps en temps pour les trois autres prières.

Le village de Menian était également un lieu de pèlerinage. Il y avait un cimetière musulman, bordé d'arbrisseaux couverts de petits morceaux d'étoffes. Les hommes et les femmes avaient pour coutume de laisser une offrande. Ils déchiraient un morceau de leur chemise ou de leur turban et les accrochaient sur les branches.

La polygamie était répandue chez les riches.

Mon vieil Agha avait 6 femmes. Il avait attribué une maison à chacune.

Début Octobre 1918, nous avons appris que les Anglais s'étaient emparés de Damas et s'approchaient de Alep. Des familles turques, effrayées, s'enfuyaient chaque jour vers la Cilicie. Les bâtiments administratifs s'étaient vidés de leurs fonctionnaires turcs et de leurs alliés allemands.

Les soldats étaient cantonnés près des fossés environnants. La route de Menian était jalonnée de tranchées. Cà et là, des tentes militaires et des canons.

Des soldats affamés venaient souvent à Menian demander à manger. On leur donnait aussitôt du miel, du beurre et autres denrées.

Quand j'étais au village, je restais assis sur une des bêtes, c'était un mulet brun, fugueux et de taille moyenne. Dès que j'entendais le bruit sourd des canons, je m'élançais à toute vitesse avec mon mulet, suivi des autres bêtes.

Les Anglais, avec un grand nombre d'aéroplanes, venaient souvent bombarder les champs. Les bombes tombaient les unes à la suite des autres. Et moi, je devais assurer mes transports malgré ma terreur.

Au-dessus des collines en face, je voyais parfois des petits nuages qui soudain s'enflammaient et explosaient, projetant en l'air des jets de terre.

En cours de route, des soldats turcs me demandaient des pastèques ou des tomates, j'étais obligé de donner,

Les gares étaient vides. Il n'y avait pas de convoi.

Tous les jours, quand je revenais du village, le bruit des bombes lâchées par les avions anglais semait la panique parmi mes ânes. On entendait aussi sans arrêt le bruit du canon des Turcs. J'avais peur de prendre la route, mais j'étais obligé d'obéir à mon maître.

Le fils cadet de l'Agha, Lebib Effendi, possédait un palais qui se dressait au sommet de la colline. Les soldats turcs le firent vider et le transformèrent en caserne.

Un jour, les avions anglais ont bombardé la gare de Cham. Plus de cent soldats turcs ont été tués. Quelques orphelins arméniens ont été blessés.

Le soir du mardi 22 Octobre, alors que je rentrais à Alep avec les bêtes chargées, j'ai entendu de terribles explosions. Des flammes jaunes et des nuages de fumées s'élevaient au ciel. J'ai commencé à trembler.

Arrivé au sommet de la colline, j'ai vu une fumée de plus en plus épaisse recouvrir Alep. Ma peur redouble. Toute la ville est-elle en feu ? J'arrive dans les champs de Alep. L'horizon est rouge. J'entends le crépitement ininterrompu des détonations. A ma droite, une troupe turque s'éloigne à pas rapides.

J'avance un peu je demande à des Arabes ce qui se passe.  Ils me disent que les Turcs n'ayant pas voulu livrer aux Anglais la caserne pleine d'armes ont mis le feu aux munitions.

Je fais arrêter les bêtes près des arbres et je contemple le gigantesque incendie. Par moments, on entend une formidable détonation.

Soudain j'entends une rumeur qui vient des rues. Une foule d'Arabes arrive, avec des outres de peaux de chèvre remplies d'eau. Ils arrosent les armes et commencent à prendre les fusils, ainsi que les balles. Moi aussi, j'ai pris un fusil et je me suis dirigé avec les bêtes vers le marché. Il y régnait un vacarme et un tumulte indescriptible. On m'a pris mon fusil. J'ai quand même réussi à livrer mes légumes.

Puis les Arabes m'ont fait transporter des armes. Ils étaient contents de l'arrivée des Anglais. Le Chérife aussi allait venir avec ses soldats.

La nuit, une partie de la caserne brûlait encore, les flammes perçaient l'obscurité et montaient jusqu'au ciel. Il fut impossible de dormir.

On disait que les soldats anglais n'étaient plus qu'à trois jours d'ici, à Maghara.

Le Vendredi matin, le bruit courut qu'ils n'étaient plus qu'à quatre ou cinq heures d'ici. Certains les avaient aperçus avec des longues-vues.

Ce jour-là, les avions n'ont pas arrêté de vrombir et de bombarder.

Moi je continuais à aller chercher des légumes au village. Mais en ville, les boutiques étaient fermées depuis quatre jours. Il n'y avait plus un soldat turc dans les champs. Je suis entré dans leurs tentes, et j'ai pris des cartes géographiques, des couvertures, une grenade et différents objets que j'ai été déposer chez mon maître.

La nuit, je ne dormais pas, j'écoutais les bruits. Les bombardements faisaient trembler les maisons.

Les soldats du Chérife sont arrivés le Samedi matin. A cheval, brandissant leurs épées brillantes, ils se sont dirigés vers les bâtiments administratifs. Gare à ceux qui portaient l'uniforme turc ou le fez, ils étaient décapités sur-le-champ !

Malgré tout, je suis sorti, je me suis dirigé vers la mairie.

En passant sur la place du marché j'ai vu le cadavre ensanglanté d'un soldat turc, la tête tranchée.

Arrivé à la mairie, j'ai vu la libération des prisonniers, et les cadavres décapités d'une vingtaine de soldats turcs. La ville avait un aspect insolite. Les principaux édifices étaient occupés, la poste, l'hôpital, le commissariat. Il n'y avait plus de policiers turcs, ni de soldats allemands, ni de gendarmes.

Dimanche 27 Octobre. De bonne heure ce matin des soldats hindous sont arrivés à cheval. A 9 heures les Anglais sont entrés, les officiers en automobile.

De leur côté, les Arabes se préparent à aller à la rencontre des soldats du Chérife (Un courrier avait annoncé qu'ils arrivaient).

Il y a environ 70 tambours, des mollahs en uniforme, avec leurs épées, et des cymbales dorées, et derrière eux les chameaux couverts de velours et de tapis, avec plein de longues houppes argentées. Puis viennent les tentes décorées de jongleurs, et enfin le long cortège de la foule.

Ce jour-là, on a ramené en grande pompe le fils du Chérife, Emir Fayçal. Et le lendemain le Chérife lui-même. Les femmes arabes, montées sur les toits criaient : "Li ! Li ! Li !". On entendait ces acclamations d'un bout à l'autre de la ville. »