Jean-Paul Sartre en Arménie
LE PHILOSOPHE FACE A LA RÉALITÉ

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Peu de personnes savent que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir se sont rendus en Arménie en 1963.
Et encore moins nombreux sont ceux qui en connaissent les circonstances. Aucune trace de leur visite dans la presse arménienne de l’époque. 35 ans après, Alexandre Toptchian, témoin privilégié de cette visite, a accepté pour la première fois la publication de ce récit en français.

Au début des années 60, qu’est-ce qu’un intellectuel soviétique pouvait savoir sur Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ? Bien peu de choses en vérité. C’est particulièrement vrai pour les écrivains qui ne connaissaient pas le français ou d’autres langues européennes, et qui n’avaient par conséquent aucun contact avec l’Occident. Les intellectuels soviétiques, totalement isolés de la culture occidentale, par des mesures appropriées, avaient, dans le meilleur des cas, entendu le nom de Jean-Paul Sartre. Celui de Simone de Beauvoir leur était de toute façon inconnu.
Une partie d’entre eux avaient pu lire pourtant, dans les années 50, la pièce Nekrassov, qui avait été publiée dans la revue mensuelle Novy Mir. Un groupe plus restreint avait vu, au théâtre Mossovet de Moscou, les représentations de la ‘P….respectueuse,’ qu’ interprétait Loubov Orlova, l’une des vedettes du moment, membre patenté de la nomenklatura. Cette pièce avait été montée alors pour une raison parfaitement évidente. Elle racontait la rencontre d’un homme noir et d’une blanche, et se présentait comme une critique du racisme.
Excellent sujet pour les médias soviétiques. C’est ainsi que tout au long des années 50, Sartre a été utilisé en permanence à des fins de propagande et par conviction idéologique. Ce qui avait l’effet inverse de celui qui était escompté. L’avant-garde de l’intelligentsia soviétique rejetait à la fois la personne et l’œuvre de Jean-Paul Sartre, puisqu’elle ne pouvait le percevoir que comme un valet de l’idéologie soviétique. Ce malentendu n’a fait que
s’amplifier quand la presse soviétique a relaté le débat sur le marxisme et l’existentialisme opposant Garaudy à Sartre, et en a déformé le contenu au point de le rendre incompréhensible.

En un mot, pour l’intelligentsia soviétique, le Sartre philosophe, écrivain, dramaturge, journaliste et critique, n’existait pas. Il n’y avait qu’un intellectuel, présenté et déformé par la propagande soviétique comme quelqu’un qui s’insurgeait contre le colonialisme, qui prenait la défense des Noirs et qui participait à des débats scolastiques. Ceux qui connaissaient de plus près l’œuvre de Sartre n’appartenaient pas aux milieux de la nomenklatura et leurs propos ne pouvaient guère dépasser le cadre de leur entourage immédiat.

Ce fut dans un tel climat d’incompréhension que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir vinrent en Union Soviétique, en septembre 1963. Je ne sais pas s’ils avaient eux-mêmes souhaité ce voyage, ou bien si la décision avait été prise à Moscou. Quoi qu’il en soit, l’Arménie constituait une des étapes de leur séjour en URSS. Ils s’y rendirent après avoir visité Moscou, la Lituanie et la Géorgie. Après l’Arménie, ils devaient probablement aller à Tachkent.
Nous apprîmes ainsi, le 1er septembre 1963, que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir venaient en Arménie. Ils avaient refusé tout voyage en avion et ils n’arrivaient donc pas directement à Erevan. Puisqu’il était interdit aux touristes étrangers d’utiliser le système ferroviaire soviétique, il avait été décidé en haut lieu qu’ils se rendraient en voiture de Tbilissi jusqu’au Lac Sevan. Des représentants de l’Union des Écrivains de Géorgie devaient les accompagner, afin de les « remettre » à la Direction de l’Union des Écrivains d’Arménie.

Les choses se déroulèrent ainsi. Rendez-vous avait été fixé pour le 12 septembre, à 10 heures, au célèbre restaurant ‘Minutka’, un établissement situé au bord du lac Sevan. C’était un lieu de distraction apprécié de tous, non loin de l’autoroute. Les gourmets d’Erevan et de Tbilissi venaient fréquemment y déguster les fameux poissons du lac. Cette fois, afin d’honorer de si précieux hôtes, le chef s’était réellement surpassé. Des aromates subtils embaumaient l’air, et une abondance inattendue s’étalait sur la table…De quoi étonner même le plus fin connaisseur de la cuisine française. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, après avoir dégusté les diverses entrées et essayé plusieurs plats, accordèrent leur préférence aux divers poissons qu’on leur présentait. Ils ne manquèrent pas d’être surpris en voyant que les Arméniens accompagnaient le poisson d’un cognac des plus forts, qu’ils buvaient dans des verres à vin, en les vidant aussitôt que remplis. Je faisais partie du lot. Nous ne fûmes pas longs à remarquer que les deux écrivains français, venus pourtant de la patrie du cognac, n’avaient guère entamé leurs verres ; tout au plus, avaient-ils humecté leurs lèvres ; malheureusement pour nous, nous ne connaissions rien de l’œuvre de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, mais nous étions tout aussi ignorants des lois régissant la table française. L’Arménie est le pays du vin, et la plaine de l’Ararat en est la véritable patrie. Autrefois les Arméniens buvaient du vin blanc ; ils ne connurent le cognac qu’à la fin du siècle dernier.
Avec le temps, celui-ci remplaça le vin sur les tables arméniennes. Quand il s’agissait d’honorer des invités, on présentait ainsi des cognacs vieux de 20 ou 30 ans. On avait fait de même dans le cas présent, car il eût paru inconvenant de n’offrir que du vin.
Le malentendu dissipé, des bouteilles de vin blanc apparurent sur la table. Les Arméniens continuèrent à faire honneur au cognac, tout en conservant de la dignité, dans leur élocution et leurs gestes. La quantité de cognac consommée, réellement phénoménale si on la compare aux habitudes françaises , n’avait eu pour effet que de faire briller les yeux des buveurs, passés du sourire diplomatique aux rires de l’amitié. Ces buveurs de cognac étaient au nombre de quatre : il y avait là Edouard Toptchian, le Président des Écrivains d’Arménie, Séro Khanzatian, dirigeant de la cellule communiste dans cette même Union, un officiel dont le nom m’échappe, et l’auteur de ces lignes.
Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir venaient de séjourner en Géorgie, et ils ne devaient pas ignorer les importantes quantités d’alcool que l’on consomme lors des repas caucasiens. A la différence de l’Arménie, on boit du vin en Géorgie. Sartre voulait s’enquérir des quantités ingurgitées. Nous lui apprîmes que le repas organisé au bord du lac Sevan n’était, en fait, que le prélude à un autre festin, qui serait celui-là digne de Lucullus. Ce festin nous attendait sur le chemin du retour à Erevan. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir avaient toutes les raisons de croire que cette nouvelle invitation n’était qu’une autre manifestation de la propagande.
L’écrivain Vaghtang Ananian, régulièrement publié avec de gros tirages tant en Union Soviétique que dans les autres pays du bloc, s’était fait construire une villa à Loussaguerd, un village proche d’Erevan grâce à ses gains et à une aide substantielle de l’État. Cet auteur célèbre avait organisé pour le 12 septembre une grande réception en son nouveau domicile. Un groupe d’écrivains, parmi les plus renommés, devait venir de la capitale. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir étaient prévus au programme. Il y aurait aussi d’autres invités, parmi lesquels le Premier Ministre d’Arménie, le Président du Soviet Suprême et le second secrétaire du Comité Central. Les deux écrivains allaient ainsi prendre part à des festivités où ils devaient rencontrer non seulement la nomenklatura du parti, mais aussi celle de la littérature.
Il serait difficile d’affirmer que la présence de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir en ces lieux ait suscité un grand enthousiasme parmi ces représentants de l’intelligentsia arménienne. Il ne faisait aucun doute que les salutations adressées aux deux écrivains étaient d’une sincérité absolue, et que les Arméniens étaient contents d’avoir parmi eux de telles personnalités. Les manifestations d’amitié étaient particulièrement abondantes.
Toutefois il était difficile de considérer cette rencontre comme celle d’intellectuels des deux pays, car le dialogue s’avérait particulièrement impossible. La conversation était des plus banales, elle n’abordait que des sujets généraux, sans grand intérêt. Je vois deux raisons principales qui empêchèrent ce jour-là l’instauration d’un dialogue intéressant entre les deux groupes d’écrivains. J’ai déjà dit que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir étaient totalement inconnus des intellectuels arméniens. A cela il faut ajouter que, même si les habitudes staliniennes étaient abolies depuis un certain temps, une très forte autocensure demeurait, conduisant les soviétiques à ne voir chez les Occidentaux venus en URSS, même s’ils étaient des confrères et des amis, rien d’autre que les représentants d’un pays ennemi. On ne pouvait donc aborder que des sujets parfaitement anodins.
Dans le fond, il fallait éviter toute discussion. C’est peut-être pour cela que les invités,assez rapidement, se retrouvèrent seuls.

Les écrivains arméniens avaient sacrifié aux rites de la politesse, et, tout en ayant été dit, ils n’avaient plus aucune raison de poursuivre dans cette voie. Aussi se retirèrent-ils, poursuivant une autre discussion, seulement entre eux. Jean-Paul Sartre demeura un instant seul, debout dans un coin. On aurait pu penser qu’il ne s’agissait là que d’une solitude propre au philosophe, en quelque sorte une manière pour lui de répéter son fameux « L’enfer c’est les autres », car quelques instants durant, il demeura véritablement seul, à l’écart de tous.
Plus tard, en janvier 1967, à Vilnius,il m’a été donné de voir une autre expression de la solitude de Sartre.
C’était dans le studio d’un photographe renommé, Antanas Soutkous. Une grande photographie était accrochée au mur, Sartre se tenait debout, solitaire, dans les dunes de Baltique.

On assista peu après à un mouvement inattendu parmi les Arméniens qui se précipitaient bruyamment vers de nouveaux venus. Les personnalités les plus marquantes de la République venaient enfin d’arriver. Tous allèrent à leur rencontre, mais les dirigeants arméniens, sachant que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir étaient là, se dirigèrent tout de suite vers eux. Anton Kotchinian, le Premier ministre, tout en plaisantant, s’adressa à ses compatriotes en ces termes : ‘Mes amis, ne restez pas avec nous. Vous pouvez nous rencontrer à tout moment.
Occupez-vous des invités. Ce n’est pas correct de les laisser seuls.’
Les conseils prodigués ne furent suivis d’aucun effet. A leur tour, les dirigeants de la République exprimèrent des paroles de bienvenue, imposées par l’étiquette. Cela ne changea rien à la situation. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir demeurèrent seuls, en compagnie seulement du président de l’Union des Écrivains, Edouard Toptchian, et de Léonina Zonina, traductrice spécialisée dans la littérature française.
Mon père, Edouard Toptchian, proposa de nous diriger vers la roseraie de la villa. Nous y serions plus tranquilles, en attendant que les préparatifs du festin prennent fin. Nous y restâmes plus d’une heure. Ce lieu éloigné des vanités du jour, ainsi que des tracasseries officielles, prédisposait à des entretiens amicaux. Le dialogue s’installa, libre, dégagé de toutes les formalités auxquelles nous avions assisté, oublieux des obligations. On y parla de littérature. Jean-Paul Sartre souhaitait connaître les noms des auteurs français contemporains traduits en langue arménienne.
Il faut avouer qu’en ces années-là, pour la grande majorité des intellectuels arméniens, l’histoire de la littérature française n’allait guère au-delà d’Anatole France, célèbre pour avoir pris fait et cause en faveur des Arméniens, et de Barbusse, que nul n’avait le droit d’ignorer en Union Soviétique en raison de son communisme militant et de son livre sur Staline. Seuls, quelques intellectuels d’Arménie avaient pu lire en leur temps les traductions russes de Céline, Gide, Malraux et Mauriac. Bien plus tard, les œuvres de Saint-Exupéry, Prévert et Butor furent également traduites en russe. Toutefois, on traduisait plus généralement les écrivains communistes, parmi lesquels Aragon, Elsa Triolet et Vaillant figuraient en bonne place. De la philosophie, nous ne pouvions avoir une connaissance quelconque qu’à travers des articles agressifs, écrits du point de vue marxiste-léniniste. Quant à la peinture, la musique ou le théâtre contemporains en France, la question ne se posait même pas : ils étaient tout simplement ignorés du citoyen soviétique.

L’opinon des écrivains arméniens quant à l’avant-garde culturelle en Europe intéressait vivement Sartre. Il voulait avoir à ce sujet le maximum de détails. Il nous demanda également de l’informer sur les éventuelles influences exercées par la nouvelle littérature européenne sur ce qui se faisait en Arménie. Ensuite la discussion en vint à William Saroyan, et naturellement la conversation en vint naturellement à la littérature américaine proprement dite. Sartre nous demanda si nous lisions les romans de William Faulkner. A cette époque déjà, quelques-unes de ses œuvres existaient en traduction arménienne. Cependant, il y avait quelque chose de plus significatif encore. Je racontai qu’un écrivain ayant vécu à Paris, Vazken Chouchanian, avait écrit en 1938 une étude sur ‘le Bruit et la Fureur’ de Faulkner. Cette anectode intéressa beaucoup les invités. Plus tard, j’appris que Sartre avait écrit lui aussi sur le même livre, en 1939.
La personnalité de Vazken Chouchanian suscita l’intérêt de Sartre. Il voulut en savoir plus sur cet écrivain. Je lui parlai de son œuvre, la présentant comme une sorte de précurseur du ‘nouveau roman’, écrite en langue arménienne dès les années 20 et 30. En effet, on peut dire que Chouchanian, ayant eu la prescience de développements ultérieurs de la littérature française, soit arrivé à inventer une prose originale, intégrant le monologue intérieur. Les deux écrivains français m’écoutaient avec étonnement, sinon avec intérêt. Ils éprouvaient une certaine difficulté à me croire, à admettre qu’une intense vie culturelle arménienne ait pu exister à Paris dès les années 20. Certes, ils n’ignoraient nullement les origines arménienes d’Armen Lubin, d’Adamov, de Carzou ou d’Aznavour, mais le fait que des écrivains aient pu produire et publier, et en France, que des livres et des revues en langue arménienne aient existé dans ce pays, constituait pour eux une véritable surprise.

Après cela, la discussion en vint aux chanteurs français. Ils nous racontèrent en détail un concert auquel ils avaient assisté, Sylvie Vartan et Johnny Hallyday chantaient, et les foules des jeunes fans avaient cassé tous les sièges. J ‘étais surpris non seulement pas leur présence à un tel concert de teenagers, mais surtout par la tolérance et la compréhension qu’ils manifestaient à l’égard des actes de vandalisme perpétrés par cette jeunesse. Les événements parisiens de mai 1968 étaient encore à venir…

Le temps avait passé, peut-être déjà une heure et demie. On nous avait certainement cherchés en vain. Je décidai d’aller voir où en étaient les choses. Je me rendis en premier lieu à la cuisine. Près de la porte se tenait un homme assez jeune, d’une trentaine d’années environ. Il avait un visage agréable, mais une certaine force transparaissant sous son costume qui ne permettait pas de le prendre pour un intellectuel. Dans la cuisine, deux jeunes gens vêtus de blanc, étaient occupés à nettoyer des poissons, à couper la viande destinée aux brochettes. Ils préparaient également d’autres plats. Je me persuadai naturellement que c’étaient là de véritables cuisiniers, et qu’ils ne cachaient pas des kalachnikovs sous leurs vêtements. Pourtant cette vision d’une cuisine de la nomenklatura semblait déplacée dans le cadre de cette villégiature campagnarde. De fait, la table accueillante des écrivains et des artistes allait bientôt se transformer en un banquet officiel. Quoi qu’il en fût, je pensais que cela même serait intéressant à voir pour les invités. De plus, je devais reconnaître que les mets de la nomenklatura devaient être tout aussi succulents que ceux des autres banquets. D’autant plus que l’on se préparait cette fois à présenter aux deux écrivains français différentes sortes de vins, les uns meilleurs que les autres. Le festin se déroula dans le plus parfait respect des règles de la table arménienne. Cela signifiait qu’il devait y avoir un ’tamada’, chargé de porter les toasts et de donner la parole aux uns et aux autres. Le ‘tamada’ est le roi des tables caucasiennes. Le romancier Hrachia Kotchar avait été désigné pour remplir ce rôle. Les invités et les dirigeants de la République étaient assis côte à côte. Je ne me souviens plus des discours prononcés. J’ai tout oublié, sinon une simple remarque que je me fis : Sartre et Simone de Beauvoir étaient vêtus de manière particulièrement modeste. Ils portaient de simples vêtements de voyage, qui ne correspondaient en rien à l’idée que nous nous faisions , en ces années-là, de l’Occident. L’opinion prévalant à l’époque était la suivante : Paris était la capitale de l’élégance et de la mode, tous les gens importants ne pouvaient donc que s’habiller de la façon la plus élégante qui soit. Il faut bien dire que pour le soviétique moyen le mot ‘mode’ est synonyme d’extravagance. Mais en l’occurrence, c’est de Paris que venaient ces deux écrivains, et curieusement, ils étaient habillés de façon particulièrement modeste. On nous en avait pourtant dit qu’ils étaient d’éminents écrivains. Il y avait là quelque chose que nous ne parvenions pas à nous expliquer, une contradiction insoluble. Tout ceci nous paraissait proprement incompréhensible. Aussi le doute s’installait-il en nous. Bien sûr je n’en ai rien dit sur le coup. Mais il ne pouvait en aller autrement qu’avec les oreilles du roi Midas : tout se sut.

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir mangeaient à peine ; pour nous, cela signifiait qu’ils ne mangeaient pas du tout. C’est à peine s’ils prenaient une ou deux bouchées de chaque plat. Cela pouvait s’expliquer par le fait qu’entre le festin du restaurant Minutka et celui-ci, il s’était écoulé à peine une ou deux heures. Nous pouvions nous expliquer également leur manque d’appétit par l’abondance des plats qui se succédaient et que les serveurs entassaient sur la table. Nous pouvions croire que tous ces mets n’étaient pas appréciés d’eux. On leur demanda ainsi s’ils souhaitaient autre chose. Comprenant parfaitement le pourquoi de la question, ils nous expliquèrent que tout cela était trop abondant pour eux. A ce moment, le maître de maison, Vaghtang Ananian, me dit (j’étais assis auprès d’eux) :
- Mon garçon, il faut remplir abondamment les assiettes de ce vieil homme et de son épouse. Fais-le, sinon, ils ne vont pas manger à leur faim.
Le Tamada, Hratchia Kotchar, s’empressa de mettre les choses au point, en s’adressant à Vaghtang :
« Cher Vaghtang, ce vieil homme et son épouse font partie des plus importantes personnalités du monde littéraire français.
- Mon cher Kotchar, rétorqua Nanian, sont-ils plus importants que toi ou Sero ?
- Pour Sero je ne sais pas. Mais qu’il s’agisse de toi ou de moi, cela ne fait aucun doute ».
A ce moment, Hovhannes Baghdassarian, le second secrétaire du Comité central du PC d’Arménie, prit la parole.
Le ton de sa voix n’admettait aucune réplique :
« Peu importe qu’ils soient de grands ou de petits écrivains. Ce qui est important, c’est qu’ils sont nos invités. Il convient de les recevoir au mieux ;comme cela se fait envers tous les invités. Il faut bien les nourrir. »
Puis il ajouta en s’adressant cette fois à moi :
« Remplis leurs assiettes. Il ne faut pas hésiter. Remplis-les, te dis-je. Remplis-les. Fais en sorte qu’elles débordent. »
C’est ainsi que les assiettes furent remplies abondamment. Nos gestes ne pouvaient qu’étonner les deux invités qui ne tardèrent pas à manifester, avec discrétion, une certaine crainte. Il nous fallait expliquer avec de grande précautions oratoires, afin de ne pas les blesser, les propos des uns et des autres. Il fallait leur expliquer que nous obéissions aux règles d’un certain protocole. Le festin et les discussions se poursuivirent tard dans la nuit.

Quand nous rentrâmes en voiture à Erevan, il était déjà près de minuit. Il n’y avait rien de particulier à voir dans la ville plongée dans la nuit, tout spécialement pour des gens comme nous, fatigués par le voyage et les deux festins. Rien, si ce n’est une scène inhabituelle qui se répétait d’une rue à l’autre. Il y avait des queues. Les gens s’entassaient, formaient d’énormes queues. En fait, ce n’était pas exactement cela. Il y avait des hommes qui se regroupaient. Ils étaient silencieux, ils paraissaient préoccupés par je ne sais quoi… Chemin faisant, nous remarquâmes que ces regroupements se retrouvaient avec une certaine régularité. Les queues se formaient devant les boulangeries. Sartre allumait des Gitanes, l’une après l‘autre. C’était sa façon de lutter contre le sommeil (ou de dissiper l’énervement). Il regardait avec étonnement ces rassemblements qu’il ne parvenait pas à s’expliquer.
A le voir, nous comprenions qu’il était inquiet, qu’un malaise s’installait en lui. Il voulait comprendre ce qui se passait. Le plus bizarre est qu nous nous trouvions dans la même situation que lui. Nous n’y comprenions rien, et cela nous inquiétait d’autant plus. En parvenant à la hauteur d’un de ces attroupements, mon père fit arrêter la voiture. Il demanda d’aller voir ce qu’il en était. Ce que j’appris était inimaginable et parfaitement absurde : il n’y avait plus de pain à Erevan. Il n’y avait plus de pain dans la capitale de l’Arménie. Le bruit s’en était très rapidement répandu. Le souvenir des pénibles années de guerre refusait de s’effacer des mémoires, et c’est ainsi que s’expliquait toute cette agitation. Les gens étaient sortis en pleine nuit, afin de faire la queue devant les boulangeries. Chacun voulait être sur place quand la boulangerie ouvrirait ses portes au petit matin, car c’était le seul moyen d’obtenir un morceau de pain.

A notre plus grande surprise nous apprenions le lendemain que le pain manquait dans toute l’Union Soviétique.
Cet événement a donné à Winston Churchill l’occasion de prononcer quelques paroles qui n’eurent pas de mal à franchir nos frontières. Il a dit en effet : « Il faut être un génie pour laisser la Russie sans pain. »
Churchill avait raison. Que dirait-il aujourd’hui s’il vivait encore ? Quel qualificatif utiliserait-il pour désigner un homme qui laisse le pays dans un tel état de famine ? Khrouchtchev, cette année-là, avait lancé une croisade contre l’art abstrait. C’était son problème. Mais ce faisant, il avait oublié l’agriculture. La vie dans notre pays, avec ses hauts et ses bas, avait fini par devenir supportable dans les années passées. La question de l’alimentation semblait réglée et ne constituait plus la préoccupation majeure des Soviétiques. Il est même possible d’affirmer qu’en comparaison avec l’existence de semi affamés que mènent aujourd’hui les Soviétiques, il régnait alors une réelle abondance. Pourtant, tout d’un coup le pain avait disparu. En ce jour, il aurait été impossible à qui que ce soit parmi nous d’affirmer qu’il s’agissait du signe annonciateur de la famine que connaît aujourd’hui toute l’Union Soviétique. Il nous était impossible de croire que le chaos pouvait de nouveau s’installer en notre pays. Nous étions convaincus de mériter une existence différente, meilleure. Sartre, stupéfait, ne parvenait pas à retrouver la parole. Il demeurait silencieux. Très vraisemblablement, il songeait à une nouvelle formulation de l’enfer. Cet enfer que nous étions. Un enfer qui s’était instauré sur un sixième du globe. Mais cet enfer ne se formulait pas sur le plan philosophique. Il était bien tangible, car il agissait sur le terrain de la réalité, sur le terrain de la vie.

Alexandre Toptchian
Traduit de l’arménien par Gérard Bédrossian et l’auteur.
Source : Nouvelles d’Arménie Magazine mars 1998