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Il y a dix ans, alors que je visitais le Karabagh, j’ai passé quelque temps à Shoushi, et j’ai demandé au Gouvernement du Karabagh si je pouvais rencontrer et interviewer les réfugiés arméniens qui avaient été relogés à Shoushi et dans les villes avoisinantes.

Je suis très reconnaissante aux autorités du Karabagh d’avoir accédé à mon vœu et n’oublierai jamais les gens qui se sont réunis dans le square pour me parler et me raconter leur vie.

C’était un matin froid de novembre et il avait plu la nuit précédente, les gens étaient venus en grand nombre, bien rasés, vêtus de leurs beaux habits du dimanche, quelques-uns portant des photos de leurs parents disparus, d’autres des lettres, ou des livres, et une femme d’âge moyen, une rose qu’elle m’offrit courtoisement.

J’ai expliqué pourquoi j’étais là, et pourquoi il était nécessaire que j’écrive ce qu’ils allaient me dire. Au début, ils se mirent à parler tous en même temps, puis, se rendant compte de ma difficulté à les suivre, ils décidèrent d’élire un porte-parole. Il s’appelait Edward Lazari Hagopian. C’était un homme d’une soixantaine années, mince, musclé, brillant, aux yeux bleus perçants et des dents en or qui scintillaient aux rayons du timide soleil d’hiver.

Edwart Lazari Hagopian dit  qu’il était heureux d’avoir l’occasion de raconter son histoire, que ces réfugiés étaient de Bakou, de Kirovabad et de Shoushi, que plus d’un quart de la population de cette ville étaient des réfugiés, et que maintenant il vivait non loin d’ici dans une maison où tous étaient des réfugiés. Il dit que la vie était extrêmement difficile, et qu’il n’y avait pas de travail. Il avait vécu pendant 30 ans à Soumgaït, et travaillé là-bas.

Après les massacres par les forces azéries à Soumgaït, il avait été à Bakou, et après les tueries à Bakou il était venu au Karabagh. Il dit qu’il avait vu de terribles tragédies. Il avait deux filles, et sa femme était institutrice à la maternelle. Le 24 février  elle est allée à l’école et a vu les soldats azéris et les enseignants rassemblés. Ils lui dirent de retourner chez  elle et de ne plus revenir. Il est allé travailler à l’usine et les soldats azéris lui dirent de ne plus revenir. Il alla travailler à l’usine et les soldats azéris lui dirent de retourner chez lui.

« J’ai interrogé mon ami Edik, il dit que les massacres avaient commencé. Je vous raconte comme ça s’est passé. Je ne pouvais pas croire comment quelqu’un pouvait me tuer.

Ma femme me dit qu’un groupe de vauriens azéris avaient été à la maternelle et avaient tué les enfants. Elle dit qu’elle avait pu sauver une enfant en la cachant sous les planches du sol.

Le matin du 28 février, j’ai emmené ma femme et mes filles chez notre voisin azéri, pour qu’elles soient en sûreté. Il me dit de sortir car ce n’était pas un endroit sûr.

Le soir je suis sorti, il faisait sombre, j’avais une lampe de poche et j’ai vu les soldats azéris dans une voiture militaire, qui cherchaient des Arméniens.

Ils faisaient sortir les Arméniens de leur maison et les emmenaient dans une usine de fibres synthétiques. Je les suivis. Elle était pleine de gens et un tas de tuyaux. Les enfants pleuraient.

Je vis une femme en chemise de nuit et une enfant nue par terre, les gens essayaient de la ranimer. J’ai ôté ma veste et l’ai couverte.

J’ai emmené ma famille à la recherche de la famille de ma femme à Bakou. J’ai demandé mon chemin à un marin.

Nous avons trouvé trois cadavres dans la maison, nous sommes montés et avons mis une barre de fer derrière la porte pour empêcher les Azéris d’entrer. La barre de fer était couverte de sang.

La femme qui était là dit que les Azéris venaient de tuer son mari, elle-même était couverte de sang, elle mourut plus tard.  Nous l’avons enterrée dans l’usine.

Je sortis de l’usine pour retourner à la maison et je vis une fille toute nue qui dansait pour un groupe de soldats azéris.  Même ainsi, ils la brûlaient avec des cigarettes, j’ai pensé que c’était une ‘Lezgui’. Mais quand elle cria : « akh, mama djan, akh Astvadz » j’ai compris qu’elle était arménienne. L’un des soldats azéris dit : « voilà comment nous traitons les Arméniens ». Quelques-uns des Azéris de l’usine vinrent me demander d’y retourner et de travailler pour eux, car ils ne connaissaient pas le fonctionnement des machines. Je dis non. Je me suis débrouillé pour envoyer ma famille en Arménie.

Puis nous avons fini par venir ici et on nous a donné ce petit appartement, ça fait 12 ans.

Assia Mardian de Bakou

Elle dit qu’un de ses fils était à l’Université et que c’était sa dernière année. Elle-même travaillait dans une usine de balançoires. Un jour, un bus plein de soldats azéris vint la prévenir, ainsi que les autres Arméniens, qu’il fallait quitter l’usine.
Lors de la seconde visite, elle partit. « Je me suis cachée chez mes voisins azéris pendant deux semaines, ils m’ont donné du pain. Puis les vauriens azéris jetèrent des pierres aux carreaux de ma maison.
Une nuit un Azéri était d’accord pour nous aider à voyager par le train jusqu’en Arménie.
Je l’ai payé 20 roubles. Mon fils était déjà au Karabagh. D’abord nous avons loué un appartement, puis nous sommes allés à l’hôtel, dans une chambre pour toute la famille.
Mon fils est parti se battre au Karabagh. Il est revenu et s’est marié.
En 1992, nous étions bombardés tous les jours.
L’hôtel fut détruit et nous sommes devenus tous des réfugiés, sans abri.
Ma belle-fille est tombée gravement malade : les nerfs. Elle a été opérée quatre fois.
En 1994, mon plus jeune fils fut tué à la guerre.
En 1995, une bombe est tombée sur notre appartement, ma belle-fille a été tuée, mon autre fils est devenu aveugle, et j’ai perdu une jambe.
Nous n’avons pas d’argent, pas de travail, et vivons tous dans une seule pièce.

Arevik Khatchatrian de Soumgaït

J’ai trop d’histoires horribles. Il faisait froid et nous avions tous faim. Je suis resté dans des abris pendant un an et demi en tant que réfugié.
Puis nous avons commencé à construire ces nouvelles maisons ; et nous nous sommes mis à vivre comme des êtres humains.
Nous avons construit cela de nos propres mains, les hommes de Soumgaït sont des professionnels. Nous ne pouvons pas comparer nos vies à celles des réfugiés azéris.
Mais dans notre famille il n’y a qu’une personne qui travaille, et six qui mangent.
La vie est très difficile.
Nous recevons du gouvernement du Karabagh 5000 drams par mois.
Quelquefois, nous devons aller chercher de la nourriture dans les poubelles.
Si nos hommes pouvaient trouver un travail, nous serions heureux.
Ils iraient même en ville pour travailler. Chacun de nous voudrait travailler. Nous n’avons pas peur du travail.
Pendant 15 ans nous n’avons reçu aucune aide, rien.
Ce dont nous avons le plus besoin est un statut. Il nous faut un statut de réfugié, afin que nous puissions recevoir de l’aide. Nous sommes de vrais réfugiés, sincères, mais nous ne sommes pas traités comme des réfugiés.

Davidian (je n’ai pas pu retenir son prénom)  de Bakou.

« Nous vivions à Bakou quand une nuit les soldats azéris, avec un grand vaurien azéri, ont attaqué notre maison et cassé les meubles et toutes les fenêtres. Ils ont tué mon mari. Je souffre d’épilespsie, et mon fils a été battu et a perdu la vue. J’ai trois enfants.  Nous nous sommes échappés à Maragha.
A Maragha, nous sommes restés dans une maison dont les gens avaient été tués. Les fenêtres étaient toutes cassées. Il faisait très froid.
De Maragha nous sommes venus au Karabagh. Nous vivons dans une seule pièce. Mon fils ne peut pas travailler. Moi non plus je ne peux pas travailler. On nous donne 5000 drams par mois. C’est très peu. Nous sommes très pauvres. »

Ghoukas Vitkhar Aramian (de Bakou)

 « Mes ancêtres venaient d’Iran, mais moi je suis né à Bakou. Quand les massacres ont commencé à Bakou, j’ai été battu très fort et ils m’ont cassé toutes les dents. Ils ont tué ma femme, et j’ai perdu un œil. Je me suis débrouillé pour m’échapper et venir ici. Je vis seul. Je n’ai pas de travail. Je reçois 5000 drams par mois. Je suis très pauvre ».

 Irina Hagopian (de Soumgaït)

 « Quand les pogroms ont commencé à Bakou et que mon mari a été battu, il est devenu invalide.
Nous avons quatre enfants. Nous nous sommes arrangés pour fuir au Karabagh.
Ici les conditions sont très difficiles. Au moins nous sommes saufs. Mais nous sommes très pauvres. Nous n’avons pas d’espoir. Nous avons besoin de travailler. Nous avons besoin d’avoir un statut, d’être enregistrés comme réfugiés, peut-être que quelqu’un nous aidera . »

Raya Khatchatrian (de Bakou)

« J’ai tout laissé à Bakou et j’ai couru pour avoir la vie sauve. J’ai deux enfants. Pas de travail. Pas d’argent Il est important que nous ayons un statut.
Je comprends que personne n’aide le gouvernement du Karabagh, alors le gouvernement ne peut pas nous aider. Mais nous sommes très pauvres et nous avons faim.
L’argent qui nous est donné est si peu que je ne sais pas ce qu’il faut acheter de plus important. Mais notre chambre est toujours propre, ainsi que mes enfants.
Le gouvernement du Karabagh nous donne ce qu’il peut, mais peut-être que vous pourriez demander au gouvernement mondial d’aider le Karabagh à nous aider. Merci. »

Nouneh Ghaboulian (de Chahoumian)

Les Azéris sont venus avec leurs tanks pleins de soldats. Ils ont tué tout le monde.
J’ai marché pendant vingt jours. J’ai tout laissé derrière moi. A la fin, je ne pouvais même pas me déplacer. J’ai atteint le Karabagh et j’ai été sans toit pendant six mois.
Maintenant  j’ai cette pièce et 5000 drams par mois. Mais ce dont nous avons besoin est du travail et un statut. Si le monde voulait reconnaître le Gouvernement du Karabagh, alors nous aurions un statut de citoyens d’un pays libre. Comme cela maintenant, nous ne sommes rien.
Nous ne sommes pas des réfugiés. Nous ne sommes rien. »

(elle pleurait et n’a pas pu continuer).

Maria Mikhailovna (de Bakou)

« Je me suis sauvée avec mon frère quand ils ont commencé à tuer notre peuple. Mon frère a déménagé en Russie. Il est un réfugié là-bas. Je suis une réfugiée ici à Shoushi. Je suis seule.
Ma belle maison a été détruite et toutes mes affaires ont été prises par les Azéris.
Il est très difficile pour moi de vivre avec ce que le gouvernement nous distribue. » (elle serre et croise les doigts de honte et de désespoir ; ses doigts étaient longs, fins et élégants. Des mains d’aristocrate et d’une femme qui n’a pas été habituée aux travaux domestiques. Elle avale ses larmes et dit « je n’ai pas d’espoir ».)

Leonora Aroustamian (de Shoushi)

Après les pogroms, mon mari est mort, et je me suis enfuie à Erevan, puis en 1999, je suis revenue à Shoushi. Je suis infirmière. Je gagne 12 000 drams. Mais c’est très difficile.
Les voisins de ce centre de réfugiés surveillent ma fille. Mais c’est très difficile pour nous.

Léna Zadourian (de Bakou)

« Les Azéris sont venus et ont tué mon mari et mon fils. Ils ont violé ma belle-fille pendant trois jours, et elle est à moitié folle maintenant. Je prends soin d’elle et de ma petite-fille qui a 14 ans. J’ai 67 ans. Nous n’avons pas d’argent. Nous vivons dans une seule pièce.
 Ma petite-fille a une très belle voix, une voix de velours, et je souhaite qu’un jour elle devienne une grande chanteuse comme était ma mère. »

Rima Abadjian (de Shoushi)

« Quand les Azéris sont venus, ils ont tué mon mari. Je me suis enfuie et j’ai tout laissé derrière moi. Je suis arrivée à Stépanakert. Cinq ans plus tard, je suis retournée à Shoushi, dans ma maison. Elle était complètement brûlée. J’ai 4 enfants. Mon fils est mort. Je reçois 6000 drams. Mais il m’est impossible de nourrir ma famille. Nous sommes très pauvres. »

Movsess Tevossian (de Soumgaït)

Après les massacres de Soumgaït, j’ai été à Gumri, puis le tremblement de terre a eu lieu et j’ai été de nouveau sans maison. Ensuite, je suis venue à Shoushi, et je suis maintenant dans ce centre de réfugiés.

Je me rappelle que dans notre village seulement, à Soumgaït, il y avait 18 000 Arméniens. Ils disent maintenant qu’il ne reste plus que 35 Arméniens. Où sont les autres ? Combien les Azéris en ont-ils tués ?

Pendant tout ce temps, les réfugiés, hommes, femmes et enfants, se sont conduits avec une grande dignité, et se sont retenus de pleurer. C’était poignant. Ce furent les jours les plus tristes de ma vie. Face à un tel héroïsme, j’ai été profondément touchée, mais malheureusement, à ma grande honte, je n’ai pas pu retenir mes propres larmes. Larmes de chagrin, de tristesse, de compassion et de solidarité envers les souffrances de ces gens, larmes qui coulaient sur mes joues, comme des gouttes de pluie qui pendent des feuilles des arbres environnants, ce matin-là  à Shoushi, dans ce jour froid de Novembre, quand j’ai rejoint mes compatriotes dans ce voyage insupportable de reminescence de leur Golgotha et de leurs souffrances. L’homme appelé Edward Lazari Hagopian s’approcha de moi avec compassion et me tendit un livre. Un livre de poèmes, et il me dit : « Tsavet danem, mi latsir » (Laisse-moi porter ta peine, ne pleure pas, ne pleure pas ).

Tsavet danem.

Où, dans quel pays de ce monde, dans quelle culture, pouvez-vous voir des gens qui ont tant souffert, tant perdu, qui eux-mêmes portent un fardeau si lourd de chagrin et des souvenirs tristes à briser le cœur, qui vivent avec si peu de revenu, et dans de telles situations sordides, vont vous demander de leur « laisser porter votre peine » ?

Quelle sorte de peuple sommes-nous, Arméniens, pour ressentir et démontrer tant d’altruisme et d’amour de l’humanité, quand la foi et la destinée ont été si cruelles pour nous, comme si notre propre peine : les massacres, les invasions, les pogroms, les tueries, les viols et les génocides dont nous avons souffert ne sont pas suffisants pour nos esprits, nos cœurs et nos épaules, pour porter la peine de quelqu’un d’autre et diminuer ses souffrances, et lui rendre la vie meilleure ?

Je souhaite que cette expression « tsavet danem » soit aussi populaire en Turquie et adoptée dans leur conversation journalière, de façon à nous demander à nous Arméniens : «  laissez-moi porter votre peine » !

Alors ils comprendront et se rendront compte du poids de cette peine à porter, et combien nous ressentons profondément le côté destructeur et triste pour nous, Arméniens, que notre peine ne soit pas partagée, ni reconnue ni condamnée par ceux que leurs ancêtres ont causée.


par Odette BAZIL
Buckinghamshire, Royaume Uni.
traduction Louise Kiffer