"Une telle ignorance n'est possible que par l'éducation"

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Une interview de Baskin Oran
par Khatchig Mouradian
traduction Louise Kiffer


Le 30 mai, le militant de longue date pour les Droits de l'Homme en Turquie, le professeur Baskin Oran a reçu un e-mail de la Brigade de Vengeance Turque, un groupe responsable de l'assassinat en 1998 d'un important militant des Droits de l'Homme. L'e-mail comportait une menace de mort et des jurons à l'égard de B. Oran et des Arméniens. Le texte était semblable à celui que le journaliste arméno-turc Hrant Dink avait reçu avant d'être assassiné l'an dernier le 19 janvier à Istanbul.

Craignant que cette interview, conduite en mai, puisse causer plus de problèmes à Baskin Oran en Turquie, j'ai décidé de retarder sa publication et de devoir la ranger indéfiniment, je l'ai quand même envoyée à Baskin Oran, avec une note lui expliquant ma réticence à la publier. Ce sont mes paroles, dit-il, et elles ne vont pas changer à cause des menaces.

Baskin Oran est un collaborateur régulier du journal de Dink, Agos, et de Radikal en Turquie. Contrairement à Dink, il n'emploie pas le terme "génocide" en parlant des massacres des Arméniens pendant la 1ère Guerre Mondiale. Pourtant B.Oran est loin d'être un "négateur du génocide", et il est un critique franc du déni de l'Etat turc de la souffrance des Arméniens. Il pense aussi que les résolutions sur le génocide arménien dans des pays comme les USA rendent la tâche des démocrates turcs plus difficile, quand il s'agit d'instruire le public turc au sujet de 1915.

Khatchig Mouradian - Quand vous parlez des tabous de la société turque, vous citez souvent Sakalli Celal (Celal le Barbu) qui a dit: "Une telle ignorance n'est possible que par l'éducation". Dites voir comment l'éducation a promu l'ignorance.

Baskin Oran - Tout Etat-nation est créé principalement au moyen de deux instruments: le service militaire obligatoire et l'éducation nationale. Au cours de cette éducation, on vous enseigne constamment ceci ou cela, et vous finissez par y croire car c'est un endoctrinement très lourd. Enseigner quelque chose ne signifie pas enseigner quelque chose, cela signifie aussi ne pas enseigner quelque chose. Et c'est le cas en Turquie avec les massacres de 1915.

J'ai entendu parler de 1915 pour la première fois aux Etats Unis, à l'âge de 18 ans, par l'un de mes amis qui s'appelait Bob Harabedjian. C'était un drôle de gars. Nous étions tous deux dans des voitures différentes, nous nous arrêtions aux feux rouges. Nous étions au lycée. Il me dit en plaisantant: "Sale Turc, tu as tué mes grands-parents". J'ai dit: "Vas te faire foutre, salaud" et nous avons repris notre route. Naturellement, j'ai oublié l'incident le jour même. C'était en 1964. Par la suite, il se trouve que nous en avons entendu parler en 1973, quand les meurtres de l'ASALA ont débuté. Ce fut comme si j'avais été réveillé à 4 heures du matin, non pas par le radio-réveil, mais par une bombe sous le lit. Nous avons dit immédiatement: "Que diable font-ils ces assassins ?" Cela ne nous a pas amenés à étudier ce qui était arrivé en 1915. Au contraire, nous n'avons eu qu'une très forte réaction vis-à-vis du meurtre de gens tout à fait innocents, les diplomates.

Plus tard, et spécialement après la candidature officielle de la Turquie en 1999, nous nous sommes mis à lire les publications par Taner Akçam, et quelques membres de la diaspora arménienne, et nous avons appris qu'un tas de choses étaient arrivées en 1915-1916.

Mais avec le temps, le mot "génocide" était si fréquemment prononcé, que deux allées parallèles se sont développées parmi nous: la première était d'apprendre ce qui était arrivé en 1915, et la seconde était de réagir envers le mot "génocide". Parce que pour les Arméniens, le génocide ne signifie qu'une chose: 1915. Mais pour les Turcs, le "génocide" ne signifie aussi qu'une seule chose: 1933-1945. Cela signifie simplement que les Turcs sentaient que les Arméniens leur disaient: "votre grand-père était un Nazi".

D'autre part, une aile de la diaspora essayait (et essaie toujours) d'entraver la candidature de la Turquie à l'UE. C'était, (et c'est toujours) totalement inacceptable pour nous, démocrates turcs, car cette candidature était (et est) l'occasion même qui nous permettait d'apprendre des choses qui nous avaient été cachées jusque là. Les lois appelées "EU Harmonization Packages" promulguées entre 2001 et 2004 ont été une bénédiction pour la démocratie en Turquie, et elles ont été rendues possibles grâce à la lumière vue au bout du tunnel. Je veux dire par là, le fait d'être membre dans environ 15 ans.

Pour résumer ce cas très spécial de dialectique: la Diaspora nous a appris, à nous démocrates, ce que nos "grands-pères" ont fait, et pourtant, la diaspora nous a empêché (et nous empêche) de le transmettre à notre peuple. Les gens se bouchent les oreilles dès qu'ils entendent le "mot G". Personnellement je n'ai aucune objection à appeler les horreurs de 1915 des "crimes contre l'humanité", par exemple. Mais ce mot est définitivement contre-productif en Turquie.
La diaspora a mis fin à sa tactique terroriste quand l'attentat d'Orly a causé de l'appréhension dans le monde occidental, et a commencé les "projets arméniens". Très intelligemment. Mais dans ce cas particulier, la diaspora n'a pas été capable de changer cet interminable rengaine "C'était un génocide", et de la remplacer par un discours plus sophistiqué, de sorte que cela nous empêche d'enseigner les faits à notre peuple.

Bien, que pensez-vous de l'état d'esprit de la république arménienne, pourriez-vous dire. Ne vous en inquiétez pas; nous savons ce qu'il en est, car nous lisons ce qui se passe, et nous avons assez appris par les Arméniens de Turquie comme Hrant. Nous savons pourquoi ce mot est sacro-saint. C'est parce que les Arméniens n'ont pas pu faire le deuil de leurs morts librement, c'est donc le seul moyen d'obtenir satisfaction. Ils ne pourront jamais se débarrasser d'un sentiment de vengeance tant que l'Etat turc continuera à nier les faits. Je ne sais ce qu'on pense dans les autres parties du monde, mais au Moyen Orient faire le deuil de vos morts ouvertement est le seul moyen de sortir de ce système. C'est là un fait encourageant.

Mais n'oublions pas que Hrant, l'étudiant le plus important des relations arméno-turques, avait dit: "Les Turcs et les Arméniens sont tous deux malades, les premiers à cause de leur paranoïa, les seconds à cause de leur trauma". Les Musulmans ont détruit les Arméniens (ainsi que la civilisation d'Anatolie) et maintenant ils nient tout. Cela rend les Arméniens malades. Et les Arméniens repassent maintenant un disque sans fin, et cela rend les Turcs malades.

K.M. - Parlez-nous de la question arménienne dans le contexte d'un problème plus vaste des "silences" de la Turquie.

B.O.- L'Etat turc et l'Etat Ottoman n'ont jamais cherché des solutions rationnelles à des problèmes majeurs. A partir de 1915, les massacres. Arméniens. A partir de 1924, le problème de l'Islam. A partir de 1925, le problème kurde. Depuis les années 50, la question Chypriote. Nous Turcs avons cette habitude d'enfermer les cadavres dans les placards, comme disent les Français, ou de les balayer sous le tapis, comme disent les Turcs. Et naturellement, là ils pourrissent et commencent à sentir mauvais. Maintenant, ils sortent du placard tout à coup parce que nous essayons d'entrer dans l'UE et nous avons à affronter tous ces problèmes un par un, sans quoi nous ne pouvons par déclarer que nous sommes Européens. Mais nous sommes effrayés à mort. A la fin, trois zombis veulent nous chasser.

C'est l'une des choses que l'UE et les Arméniens devraient pouvoir comprendre. Dans l'esprit arménien, il n'y a qu'une seule question. Mais dans l'esprit turc, il y a plusieurs questions qui posent problème et ont besoin d'être résolues. Elles sont liées les unes aux autres. Une fois qu'on décide de résoudre un problème, il faut ouvrir son esprit, et une fois qu'on ouvre son esprit, toutes les choses vont y entrer.

Naturellement, c'est notre faute. Nous n'avons jamais rien résolu. Mais si les Arméniens et les gens de l'UE, etc… ne comprennent pas cela, toutes les parties vont continuer à souffrir pendant longtemps et pour rien. Maintenant, si l'aile belliciste de la Diaspora préfère prolonger sa souffrance pour ses raisons personnelles, ce qui est compréhensible, c'est une option, bien sûr. Mais je doute que ce soit la bonne.

K.M. Parlez-nous des relations de la Turquie avec l'Arménie. A plusieurs occasions, vous avez parlé d'opportunités manquées en 2000.

B.O. - A la fin de l'an 2000, le Ministre des Affaires Etrangères, la structure d'Etat la plus rationnelle de Turquie, car c'est la plus occidentalisée, a proposé un plan pour commencer à résoudre le problème arménien en 3 étapes préliminaires: — le commerce frontalier avec l'Arménie devrait être encouragé. Des facilités portuaires (Trabzon probablement) et autres bénéfices économiques devraient être procurés pour alléger les difficultés économiques de l'Arménie afin de diminuer l'influence des politiciens jusqu'au-boutistes. — Un processus devrait être mis en œuvre pour discuter des massacres arméniens dans un cadre universitaire. — Le problème de la minorité arménienne en Turquie devrait être réglé.

Derrière cela, il y avait l'idée de normaliser la vie en Arménie et par conséquent, que les Arméniens soient prêts à avoir des relations normales avec la Turquie. Et ainsi, la pression sur la Turquie diminuerait.

Le Nationalisme est l'idéologie des mauvais jours. Si l'on endure des misères, on devient nationaliste. C'est comme un analgésique. En fin de compte, maintenant on se sent pressuré des deux côtés, et si l'on avait de meilleures relations économiques, tout le monde se sentirait mieux. Les gens quittent Kars exactement comme ils quittent l'Arménie. Alors, pourquoi ne pas ouvrir la frontière, permettre à l'Arménie d'avoir des marchandises meilleur marché, et les producteurs de Kars de gagner de l'argent. C'est là une situation donnant donnant. Mais le Premier Ministre Bulent Ecevit a tué la proposition, en disant: "Demandons d'abord à l'Azerbaïdjan". Naturellement, on peut deviner ce que l'Azerbaïdjan a répondu, et la proposition reçut le coup de grâce. Maintenant que le pétrole de l'Azerbaïdjan coule vers Mersin, c'est encore plus difficile économiquement.

Je suis personnellement d'avis que toute solution doit commencer par une normalisation des relations entre la Turquie et l'Arménie. Mais il y a des obstacles à cela. Je vais juste les nommer, mais pas m'y attarder: — L'opinion publique turque — L'Azerbaïdjan — La Diaspora arménienne.

Si quelqu'un espère que la Turquie va se soumettre aux vœux des Arméniens par une tape sur les doigts, cela n'arrivera pas. Cela doit se faire par étapes.

K.M. - Parlez-nous du chemin menant à 1915.

B.O. - Les Turcs doivent apprendre ce qui est arrivé en 1915 et accepter les faits. D'autre part, comme 1915 n'a pas commencé en 1915, les Arméniens devraient en apprendre davantage sur la période à partir de 1850.

Au milieu des années 1850, les Circassiens Musulmans furent chassés de la Russie chrétienne à la suite de la défaite du Sheik Shamil. De manière misérable, ils trouvèrent refuge dans l'Empire Ottoman. Le moyen le plus facile pour eux de se nourrir était le pillage de ceux qui avaient quelque chose et qui n'étaient pas protégés, et ceux-ci étaient les Arméniens d'Anatolie orientale, qui justement étaient aussi Chrétiens.

Presque à la même époque, les Kurdes se mirent à en faire autant. Les chefs de tribus kurdes s'étaient révoltés (1806-1843) contre la politique centralisatrice du Tanzimat et furent battus en fin de compte. Le dernier et plus puissant d'entre eux Bedirhan Bey fut exilé en Crète. Ensuite, les Kurdes perdirent leur hiérarchie tribale, et en conséquence, se mirent à tuer la poule aux œufs d'or au lieu de continuer à faire ce qu'ils avaient fait pendant des siècles: ramasser les œufs d'or une fois par an, c'est-à-dire encaisser "l'argent de la protection" annuelle des Arméniens qui étaient beaucoup plus riches et bien plus faibles que les Musulmans pour une multitude de raisons.

Sous la pression des Circassiens émigrés et des Kurdes, les Arméniens firent connaître leurs doléances à Istanbul - au Patriarcat arménien et à l'Amira (la bourgeoisie arménienne et les nobles arméniens qui étaient en très bons termes avec l'administration) - ainsi qu'au Sultan. Aucun d'entre eux ne s'en soucia. Le Patriarcat ne
s'occupa que de Khrimian, de Sivaz, qui devint Patriarche (et c'est pourquoi la question arménienne est aussi le produit d'une lutte de classe). Le sultan s'en serait soucié, mais il était dans une situation encore pire que celle du patriarche. Il ne pouvait absolument pas donner aux Kurdes, coreligionnaires musulmans, l'impression qu'il protégeait les non-Musulmans contre les Musulmans, spécialement parce que les Musulmans de l'Empire étaient déjà enragés à cause du discours égalitaire du Tanzimat. En outre, les puissances occidentales avaient volontiers commencé à utiliser les doléances des Arméniens d'Anatolie orientale pour se mêler des affaires intérieures de l'empire. La fameuse "Question d'Orient" ne devint rien d'autre que la "Question arménienne".

Dans ce pétrin, la jeunesse arménienne petite bourgeoise, déjà imbue de l'idéologie nationaliste et aussi narodnik/anarchiste de lieux comme Saint-Pétersbourg, Paris, Genève, etc…trouva que le seul moyen de survivre était de fonder des groupes et des partis révolutionnaires, et d'attaquer les villages musulmans. Cela irrita donc à la fois les Musulmans d'Anatolie orientale et le sultan. Qu'il en eussent ou non l'intention, les révolutionnaires arméniens rappelèrent tout à fait à l'administration à Istanbul le "modèle bulgare", c'est-à-dire la tactique de créer des affrontements armés pour attirer l'attention des Grandes Puissances, et pour obtenir l'autonomie d'abord, et l'indépendance ensuite.

Ainsi donc, de même qu'il y a plus d'un zombi pour la Turquie maintenant, il y avait plus d'un spectre pour l'Empire Ottoman: les Russes, à l'Est, ( appelèrent Moskof, méprisé et craint); et les puissances occidentales (dont chacune voulait la part du lion d'un empire destiné à être démembré un jour ou l'autre).Sans compter les problèmes économiques, naturellement.

Dans ces circonstances, Abdul Hamid, un maître de l'équilibre, pensa pouvoir trouver une solution en fondant en 1890 les Régiments Hamidiye, pour tuer d'une pierre quatre oiseaux: supprimer les bouleversements arméniens; rendre heureux les Musulmans qui se sentaient exclus par le Tanzimat; engendrer une rivalité entre les Kurdes (seuls les Sunnites et des tribus sélectionnées étaient admises) ; et aussi priver les Grandes Puissances de toute excuse pour intervenir.

Puis la détresse réelle des Arméniens commença en Anatolie orientale. Jusque là les massacres étaient sporadiques et de nature locale, et aussi mutuels quoique asymétriques. Quand les régiments commencèrent à se déployer, la tuerie fut institutionnalisée.
L'Etat tue quand il y une émeute armée. Mais l'Etat Ottoman était plus dur quand il s'agissait des non-musulmans - spécialement quand ils était perçus comme des "instruments" de l'extérieur. Les puissances chrétiennes, je dois vous rappeler que ces dernières parlaient de la "Question d'Orient", puis oublièrent complètement les Arméniens lors du Traité de Lausanne.

Tout fut rendu pire quand le CUP entra en scène, ajoutant son idéologie turquiste et même touraniste à ces craintes. Plusieurs facteurs s'assemblèrent pour chercher à annihiler les Arméniens, à commencer par la panique prévalant dans les esprits des dirigeants du CUP. Spécialement à la suite de la guerre des Balkans de 1912, l'Empire s'était réduit à une simple Anatolie, "et maintenant les Arméniens la vendent aux Russes" pensaient les officiels du CUP.

En résumé, 1915 fut une honte pour l'humanité. Mais elle ne commença pas en 1915.
La période 1839-1915 doit être étudiée dans son ensemble. Les Turcs évitent 1915, et les Arméniens évitent la période qui l'y a menée. Rien ne doit être évité.

K.M.- Pendant des décennies, vous avez été au premier plan de la lutte pour les Droits de l'Homme et la démocratie en Turquie, contre toute attente. Qu'est-ce qui vous a permis de persévérer et de continuer ?

B.O.- Ma conscience, naturellement. Eh bien aussi, mon expertise sur le nationalisme et les minorités.
Mais cela ne veut pas dire que je suis ainsi de naissance. Au contraire, j'ai subi beaucoup l'influence du nationalisme turc (Sakalli Celal !) en fait jusque les années 80, bien que je fusse devenu un gauchiste lorsque j'étudiais à Mulkiye (Faculté de Science Politique). En 1982, je pense, j'ai commencé d'abord à travailler sur les Turcs de Thrace occidentale, en Grèce. Cette minorité bénéficiait de la protection de l'article 45 du Traité de Lausanne, qui disait que les droits accordés aux non-musulmans en Turquie (articles 37 à 43) devaient aussi s'appliquer aux Musulmans de Grèce. Pouvez-vous croire qu'à ce moment-là je n'étais pas au courant de la situation des non-Musulmans en Turquie ?

C'est ainsi que j'en vins à apprendre peu à peu ce qui concernait les non-Musulmans et les Kurdes.
Maintenant, pour moi et mes amis démocrates, le cercle des "opprimés et des exclus" est même plus large. Pour cela, nous avons pu passer à l'action au cours de notre campagne
"Candidat Commun de Gauche Indépendant" lors des élections législatives de juillet 2007. Là nous avons dit au moins trois choses inouïes auparavant. Nous avons dit:
"Quand la gauche devint connue en Turquie au début des années 60, elle parlait seulement pour le prolétariat, la classe des travailleurs. Dans les années 70, nous avons ajouté, en hésitant, un second élément opprimé et exclus (malgré nous, car nous étions

des Kémalistes convaincus) : les Kurdes. Mais après les années 80, de nouvelles catégories de peuples opprimés et exclus sont nées, ou attirèrent notre attention: les Alévis, les non-Musulmans, les Romani, les homosexuels…Aujourd'hui, pour pouvoir dire que nous sommes de gauche, nous devons être les porte-parole de toutes ces catégories opprimées et exclues".

Nous avons dit aussi ce qui suit, qui, dans mon esprit, était encore plus original:
"A ce jour, tous ces gens exclus et opprimés n'ont défendu que leur catégorie.

Maintenant, ils doivent se défendre, non seulement eux-mêmes, mais aussi les uns les autres. C'est là le seul moyen de pouvoir se sauver eux-mêmes d'être exclus et opprimés.
Le socialiste va défendre le Kurde, le Kurde l'Arménien, l'Arménien, l'homosexuel; l'homosexuel, l'Alévi, l'Alévi le Romani, etc…Je dois vous rappeler que cette approche était tout à fait dans la ligne de celle de Hrant.

La troisième chose que nous avons dite pendant cette campagne (et elle me ramène à mon point de vue): " Nous faisons aussi appel aux gens qui ne sont ni opprimés ni exclus, mais qui ont une conscience". C'est là que la conscience intervient.

Je suis un Turc blanc. Un Turc ne signifie pas un Turc ethnique en Turquie. Il signifie
un Turc musulman (parce que le système du Millet [la nation] qui a été légalement aboli en 1839, est toujours prévalent dans l'esprit de tous les Musulmans). Un "WASP" turc nécessite même encore plus de qualifications pour être un maqbul turc, c'est-à-dire un Turc à qui on puisse faire confiance et qui est aimé par la société. Ce Turc doit être
Hanefi (et non pas shafi - la plupart des Kurdes sont shafi); il doit être Sunnite (contrairement aux Alévis); Musulman (contrairement aux non-musulmans) et Turc (contrairement à ceux qui ne disent pas qu'ils sont Turcs). En tête de ces qualifications, il vous faut aussi être un laïque.

Je suis un Turc blanc, mais avec une conscience. Tous ceux qui ont une conscience pure devraient agir comme cela. Je ne gagne rien à être un avocat des Droits de l'Homme et des Minorités en Turquie. Tout ce que j'obtiens, c'est des ennuis. J'ai été rejeté du service civil quatre fois lors de deux coups d'Etat militaires. La première fois, c'était en 1971, et je suis revenu environ un an après au tribunal. A la fin de 1982, j'ai été rejeté trois fois, et à chaque fois je devais comparaître. Maintenant j'ai des caméras de sécurité et des fils de fer barbelés installés autour de ma maison. Mais si je ne parle pas et n'écris pas comme je le fais maintenant, comment puis-je dormir ? Comment puis-je me regarder dans la glace ? Comme puis-je affronter ma femme ? C'est aussi simple que cela: défendre les droits des Arméniens aux USA ou en France, c'est un jeu d'enfant !

K.M.- Vous avez mentionné le tribunal. Quel est votre sentiment au sujet des tribunaux en Turquie aujourd'hui ?

B.O. - Tout est sens dessus dessous maintenant. Les gens montrent leur vrai visage ou leur position dans les périodes d'épreuves ou de peur. L'appareil judiciaire en Turquie se sent menacé. Ce n'était pas le cas lors du coup d'Etat en 1971. Et une fois que l'effet du coup de 1980 est passé, ils ont joué un rôle décisif en ramenant des gens comme moi dans leur travail - appliquer les lois et rien d'autre. Maintenant ils se sentent menacés par tous les zombis. En Turquie, nous avons un dicton: "Si le sel pue, alors il n'y a rien à faire". Aujourd'hui, l'appareil judiciaire est le sel. Quand des gens comme moi ont été renvoyés de leur emploi, la justice était le dernier recours. Maintenant la justice m'applique les articles 216 et 301/2 parce que j'ai écrit un rapport: "Minorités et droits culturels", un rapport exigé par l'article 5 des lois partielles du Conseil Consultatif sur les Droits de l'Homme, attaché au Premier Ministre. Nous n'avons fait que notre travail sérieusement.
Ce que je veux dire est que cette accusation sous l'article 301/2 (dénigrement de l'appareil judiciaire) est ridicule (j'ai écrit très longuement tout cela à ce sujet dans le 'Regent Journal Of International Law') mais 216 est incroyable. Cet article a été promulgué parmi le "EU Harmonization Packages" pour mettre fin au discours de haine contre les désavantagés… et ils me l'appliquent à moi ("dissémination de haine et de rancune parmi le peuple").

Peut-être avez-vous remarqué qu'il y a une grande ressemblance entre les conditions en 1914 et en 2008 en Turquie du point de vue de la peur perçue. Les sujets de la peur, sont naturellement très différents mais la forte perception est la même: les Zombis vont nous manger. Les Zombis de "l'Islamisme", du "Kurdisme" et du "génocide" actuellement.

D'une certaine manière, tout ce remue-ménage a pour but de se substituer à la peur causée par le communisme, qui malheureusement n'est plus là. Mais ce n'est pas "à cause de l'éducation" seulement (encore Sakalli Celal). Le peuple de la rue aussi se sent très fortement angoissé à cause du profond changement économique, social et politique dans le pays.

La Turquie est en train de subir la seconde révolution de modernisation de son histoire.
La première, sous le nom de Kémalisme, est survenue dans les années 1920. Elle a permis une transition d'un empire semi-féodal à un état-nation moderne, d'une communauté de nations, d'un sujet du sultan à un citoyen de la république. Maintenant, la Turquie est dans le processus difficile de compléter cette métamorphose: faire le passage d'un état nation moniste, assimilateur, et/ou discriminateur par définition, à un état démocratique; d'une nation ethniquement et religieusement définie au concept de citoyenneté défini par un choix libre de l'individu, d'un citoyen qui était "contraint" parce que l'état déniait son infra-identité, à un citoyen dont l'infra-identité est reconnue et respectée par l'Etat. Cela est en train de se produire grâce à l'espoir relatif à la candidature turque à l'UE.

Ce qu'il y a de plus intéressant dans tout cela est le changement radical de la position des acteurs: la révolution au-dessus des Kémalistes a provoqué une réaction de l'Islam dans les années 20. Maintenant la seconde révolution provoque la réaction nationaliste des Kémalistes sous le nom de paranoïa de Sèvres. Cette paranoïa, j'en ai déjà parlé, est principalement caractérisée par le discours islamique, kurde, et celui du génocide. Le CHP (Parti Républicain du Peuple) et l'armée turque sont les porte-parole derrière eux.

Par conséquent, la seconde révolution est plus difficile que la première parce que les Kémalistes, vainqueurs de la guerre de libération, n'avaient pas d'opposition organisée contre eux dans un établissement autocratique. Mais aujourd'hui, les fils des Kémalistes révolutionnaires d'antan essaient à toute force de tout garder comme c'était en 1930.

Mais grâce à la société civile émergente qui n'existait pas avant, la seconde révolution a de grandes chances. Contre certaines possibilités, bien sûr. Quelques erreurs incroyables des Islamistes, la terreur du PKK et les battements d'ailes sans fin de la diaspora.


Baskin Oran - interview de Khatchig Mouradian
Traduction Louise Kiffer

Merci à Baskin Oran pour son aimable autorisation.

Sources: www.hairenik.com/armenianweekly/ArmenianWeeklyGenocideInsert2007.pdf
http://www.hairenik.com/armenianweekly/fea07120805.htm

(interview parue aussi dans Radikal)