Témoignages du génocide arménien
par les chansons en langue turque
des survivants témoins oculaires

Nous tenons à exprimer notre profonde gratitude à tous ceux qui miraculeusement rescapés du Génocide arménien et ayant affronté héroïquement de cruelles conditions de vie, ont gardé en mémoire et nous ont communiqué ce qu'ils ont vu et entendu et ont ainsi préservé d'une perte totale la mémoire historique collective des Arméniens occidentaux.

Verjine Svazlian, ethnologue

Traduction française Louise Kiffer

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Ces chants folkloriques ont été créés en arménien et en turc. En ce qui concerne les chants en turc, il faut mentionner ce qui les caractérise :

1. Créés sous l'impression immédiate des événements historiques imposés à la partie occidentale du peuple arménien, ces chants sont empreints d'historicité ;
2. Des chants analogues ont été simultanément créés avec différentes variantes et modifications, fait qui est une preuve du caractère populaire de ces chants historiques ;
3. Bien que ces chants aient été créés en langue turque, ils sont néanmoins d'origine arménienne.

Il y a des témoignages établissant que dans le passé ceux qui prononçaient un mot arménien avaient la langue coupée, en conséquence les Arméniens qui vivaient dans un certain nombre de villes de Cilicie (Sis, Adana, Tarson, Aintab , et leurs environs) avaient perdu leur langue maternelle ; "l'oppression et la persécution des Turcs étaient si rigoureuses que les arménophones d'Aintap devinrent des turcophones comme les autres Arméniens qui vivaient dans les principales villes d'Asie Mineure. Et le dernier coup de couteau terrible à la langue arménienne vint des Yénishéris qui mutilaient la langue de ceux qui parlaient arménien." L'ethnologue Sarkis Haykouni, qui a vécu à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème a décrit l'état politique, économique et spirituel des Arméniens occidentaux de cette période et écrivit : "La langue arménienne était interdite par les mollahs turcs et l'emploi de sept mots arméniens était considéré comme un blasphème, pour lequel une amende de cinq moutons était fixée." Finalement, le chant populaire arménien ci-dessous témoigne aussi de ce fait :

Ils entrèrent dans l'école et attrapèrent l'institutrice
Ah hélas!
Ils lui ouvrirent la bouche et lui coupèrent la langue
Ah hélas !

Puisque l'institutrice avait osé enseigner l'arménien aux enfants arméniens. Les outrages devinrent plus violents durant les déportations forcées. Il n'est pas possible naturellement d'exclure aussi les influences et les interactions des cultures spirituelles des deux peuples au cours de leur coexistence prolongée. Les noms des personnes et des localités arméniennes, les mots arméniens et les expressions ont été cités dans ces chansons en langue turque, avec leur connaissance incomplète de la langue turque... Les narrateurs étaient des Arméniens exilés de leur village natal historique, déportés d'Arménie occidentale en 1915, de Cilicie en 1921, et des localités arméniennes d'Anatolie, en 1922, par suite du Génocide et des événements subséquents

De nombreux représentants de la génération adulte (230 narrateurs) rapatriés en Arménie, témoins oculaires de cette horrible tragédie, on remémoré et nous ont raconté, les larmes aux yeux leur passé déplorable et la façon dont les Turcs avaient bestialement coupé en morceaux leur père et leur mère, et violé leurs soeurs...

Le chant populaire ci-dessous a été créé sous les impressions immédiates de ces événements historiques :

Yey çamlar, çamlar, al acik çamlar
Her gunes vurinca sakiz damlar,
Of Of Adana irmagi lesilan kanlar !
Iste geldim sana kiyma Adana
Of, of iste gördum kiyma çocuklar

O sapins sapins, sapins panachés
A chaque fois que le soleil tape, la résine goutte
Oh oh, la rivière d'Adana est pleine de cadavres et de sang
Voilà, je suis venu à toi Adana tuée,
Oh oh voilà, j'ai vu les enfants massacrés.

Là, c'était essentiellement le début du Génocide, quand les "Jeunes Turcs" préparaient fiévreusement l'extermination totale du peuple arménien, dans l'attente d'une occasion favorable. Cette occasion s'est présentée quand la Première Guerre Mondiale a éclaté. Cette guerre d'invasion s'est aussi reflétée dans le chant populaire suivant :

Pencereden yel geliyor
Bak disari kim geliyor?
Deste-deste gül geliyor
Olump bana zor geliyor
Uyan sultan; zalim uyan,
Kan agliyor cumle cihan

Par la fenêtre le vent s'engouffre
Regarde qui vient dehors,
Des bouquets et des bouquets de roses viennent.
La mort vient durement à moi
Réveille-toi sultan, réveille-toi tyran
Le monde entier pleure du sang.

L'éveil du printemps, la scène pittoresque des bouquets et des bouquets de roses contraste vivement avec l'horreur de la mort (la guerre), l'indifférence du terrible sultan, le dirigeant du pays, vis-à-vis du sort du peuple, même à une époque où "le monde entier pleure du sang". C'était en fait une période où le pire méfait envers les Chrétiens, y compris les Arméniens vivant en Turquie, fut la mobilisation et le désarmement. Sous prétexte de chercher des armes, les policiers turcs ravageaient les maisons des Arméniens, pillaient leurs biens, arrêtaient et tuaient un grand nombre d'entre eux. La chanson turque suivante a été composée à l'occasion d'un de ces événements :

Ulan gavur, dogru soyle:
Senin martin var imis ?
-Hayir effendim! Iftiradir:
Bilmem, görmedim
Bilmem, görmedim.

Allez gavour*, dis la vérité
Est-ce que tu as un fusil ?
Non effendi, c'est un mensonge
Je ne sais pas, je n'ai pas vu,
Je ne sais pas, je n'ai pas vu.

* Insulte adressée par les Turcs aux Chrétiens

Et il ajoute secrètement en arménien :
Il est suspendu au mur, je ne le dirai pas.

Ulan gavur, dogru soyle:
Sen "Serop" pasaye, tanirsin ?
-Hayir effendim! Iftiradir:
Bilmem, görmedim
Bilmem, görmedim.

Allez gavour, dis la vérité
Tu connais Sérop pacha ?*
Non effendi, c'est un mensonge
Je ne sais pas, je n'ai pas vu,
Je ne sais pas, je n'ai pas vu.

* héros national arménien

Et il ajoute secrètement en arménien :
Je sais, je ne dirai rien
Je ne vais pas trahir la nation arménienne.

Sous prétexte de mobilisation, les hommes arméniens âgés de 18 à 45 ans furent groupés dans des bataillons de travail et tués dans des endroits reculés, conformément à des instructions gouvernementales. Le souvenir remémoré par Kevork Zoulatian (né en 1907 à Tchanak Kalé) en témoigne. Les jeunes Arméniens recrutés de force dans l'armée turque avaient le pressentiment que "c'était la route vers la mort" et en fait "des tas et des tas d'Arméniens y étaient".

Ana, uyandir beni, gideyim talime
Aynali martini alayim elime
Gitmege dogru vatan yoluna
Buna olum yolu, derler,
Allah saklasin !
Ermeniler çokdir, derler
Allah kutrarsin !

Maman, réveille-moi, il faut que j'aille à la préparation militaire,
Que je prenne en main mon fusil miroitant
Et que je parte directement sur la route de la patrie.
Celle-ci, on dit que c'est la route vers la mort
Qu'Allah nous protège!
Ils disent que les Arméniens sont trop nombreux,
Qu'Allah nous sauve !

Si, dans cette chanson, le jeune Arménien est prêt à servir dans l'armée turque et à accomplir ses devoirs civils vis-à-vis de son pays natal (vatan) où il vit, il se rend compte par la suite que la "mobilisation" est un prétexte pour le séparer de sa parentèle.

Odalar yaptirdim bir ucdan uca
Içinde yatmadim bir gün bir geca
Tivenkim çadirda basilli kaldi
Konma, bulbul, konma mezartasima
Su genclikte neler geldi basima !

J'ai fait construire des chambres d'un bout à l'autre,
Je n'ai pas dormi un seul jour, une seule nuit,
Mon pistolet est resté suspendu dans la tente,
Ma dot est restée pliée dans la malle,
Ne te pose pas, rossignol, ne te pose pas sur ma pierre tombale
Que de malheurs j'ai subis dans ma jeunesse !

Et le jeune Arménien mobilisé implore le cruel Tcherkesse d'avoir pitié de lui, sinon "sa jeune fiancée deviendrait veuve".

Kiyama çerkez, kiyama tatli canima
Yeni nisanli vas karalar bag lar.

Tcherkesse, épargne ma douce vie,
J'ai une jeune fiancée, ne la condamne pas au noir.

En fait, sa fiancée versait des larmes salées comme les noisettes grillées salées d'Istanbul.

Les cacahuètes d'Istanbul sont salées,
Les oreillers des Arméniens sont de pierre,
Maudite soit l'amitié de cette place*
Ils m'ont pris ma chère bien-aimée, que celui qui entend pleure,
Hélas, hélas, mayrig**

* ce vers concerne la Constitution proclamée (mais non appliquée) en 1908, par le gouvernement turc.
** Le mot arménien "mayrig" (maman) a été utilisé dans la version turque.

Il y avait en ce temps-là des instructions spéciales en Turquie pour isoler les Chrétiens qui servaient dans l'armée, des régiments turcs, sans les inquiéter, et pour les tuer dans des endroits reculés loin des yeux du peuple, ou pour les laisser mourir de faim dans les prisons.

Où sont ceux qui ont mangé mon sel et mon pain ?
Et ont dit "Que je meure avant mes amis"

Et pendant ce temps ses fidèles amis arméniens

Tiglik Sarkis*
Taslak Misak* vurulmus

* prénoms arméniens

Tighlikian Sarkis
Taslak Missak ont été tués

Quant au soldat arménien, il a été emprisonné :

Mapushanede ustumuzedamliyor

Dans la prison, l'eau s'égoutte sur nous.

Et sa famille :

Anam da bas ustune agliyor
Becara nisanlim karalar bagliyour

Ma mère pleure pour moi
Ma pauvre fiancée s'est vêtue de noir

En plus de la prison et du cachot, la mort attendait le soldat arménien à chaque instant :

Varin soyleyin aneme-damda yatmasin
Toros oglum gelir diye
Yola bakmasin
Anama deyin-bogcam acmasin
Cuha salvarima uskur dakmasin
Gayri ben silama varamaz oldum
Iskuhi nisanlimi göremez oldum
Daracik sokatan gecirmez

Dis à ma mère de ne pas coucher sur le toit
En disant: mon fils Toros* revient
Qu'elle ne regarde pas la route,
Dis à ma mère de ne pas ouvrir mon ballot d'habits,
De ne pas passer une corde à mon pantalon de laine;
Je suis déjà incapable d'aider ma Patrie
Incapable de voir ma fiancée Iskouhie*,
Et incapable de sortir de mon étroite rue.

* prénoms arméniens

Et la mère du soldat arménien maudit la mobilisation, qui ressemblait plus à un massacre, puisque les jeunes Arméniens partaient avec les roses et les rossignols du printemps, malheureusement pour toujours.

Kör olasin sen, Enver Pasa !
Ermeni cahel kalmadi
Gitti gül, gitti bülbül
Ne diyelim
Ister agla, ister gul, ne diyelim !

Que tu perdes la vue, Enver Pacha,
Il ne reste plus de jeunes Arméniens
La rose est partie, le rossignol est parti,
Que dirais-je !
Tu peux pleurer, tu peux rire, que dirais-je !

La haine du peuple se transforma peu à peu en moquerie, et l'apparence de Talaat pacha fut décrite en quelques mots concis, qui dénotaient également sa mentalité intérieure :

Talaat pasa esek gibi
Biytklari yular gibi

Talaat pacha comme un âne
Ses moustaches longues comme un licou.

L'arrestation des intellectuels arméniens fit suite à la mobilisation et au désarmement. Le but poursuivi était la privation de la nation arménienne non seulement de sa force de combat, mais aussi de ses dirigeants. Presque tous les intellectuels de Constantinople furent arrêtés en une nuit, envoyés dans les déserts de Mésopotamie et exterminés. Parmi eux se trouvaient le célèbre avocat, membre du Parlement ottoman et écrivain, Grikor Zohrab; le poète Daniel Varoujan, l'historien et romancier Smbat Bourat, les médecins Nazaret Taghavarian et Rouben Sevak, le grand compositeur Komitas et bien d'autres.

Le 15 mars et le 3 avril 1915, les Services secrets russes diffusèrent l'information suivante au sujet de la Turquie: les Arméniens étaient arrêtés à travers le pays, des massacres systématiques étaient commis à Erzeroum, Deurtyol et Zeytoun, des affrontements sanglants à Bitlis, Van et Mouch, des atrocités, des pillages et des meurtres se produisaient à Akn, un effondrement économique et un massacre général de la population avait lieu dans toute l'Asie mineure.

Dans le Vilayet de Van, inclus dans les opérations de guerre, les Turcs eurent le temps, avant la progression des troupes russes, d'exterminer sur place des milliers d'Arméniens, et quand l'armée russe entra à Van, accompagnée des écrivains arméniens Hovhannès Toumanian et Alexander Shiranzadé, ils furent témoins de scènes effarantes: "des clous avaient été plantés au front des enfants" écrit H. Toumanian dans ses mémoires "différentes parties de corps humains vivants avaient été découpées et arrangées selon divers modèles ; des jeux avaient été inventés : Des gens avaient été plongés dans des chaudrons jusqu'à la taille et mis à bouillir, de sorte que la partie vivante pouvait voir et sentir... Ils avaient découpé avec des barres de fer rougies au feu différentes parties du corps et les avaient grillées sur le feu; ils avaient aussi fait griller des personnes vivantes; ils avaient massacré des enfants...

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