Extrait de "Jours de cendres à Istanbul" de Berdjouhi

Extrait de " JOURS DE CENDRES A ISTANBUL " de Berdjouhi
Editions " Parenthèses "2004
Traduit de l'arménien parArmen Barséghian.

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" Mon époux venait de dépasser la trentaine. C'était un homme de constitution robuste, au front large et aux yeux profonds un visage de prophète antique. Il avait fait ses études supérieures à Genève, puis à Paris. Au lieu d'entreprendre une carrière lucrative, il s'était entièrement voué à la lutte de la libération de son peuple.

Je ne puis me rappeler la moindre action, le moindre geste, si insignifiants fussent-ils, qu'il ait accomplis pour son intérêt ou sa satisfaction personnelle. Comme il aimait à le répéter, notre mariage n'était qu'un " heureux malentendu ", malentendu dont la responsabilité, je dois l'avouer, m'incombait totalement.

Je l'avais rencontré quelque cinq ans auparavant dans un pays des Balkans. J'étais alors une gamine de seize ans pleine de fougue, une vraie braise ardente, tel était d'ailleurs mon surnom. Tous ces beaux rêves, ces purs élans qui sont le lot des filles de mon âge, je les partageais : je me sacrifierais pour la liberté de mon peuple. J'irais me joindre à des groupes révolutionnaires pour tuer le sultan Hamid. Mais auparavant, je lui aurais jeté à la figure ce que je pensais de toutes les horreurs qu'il avait commises dans mon pays .

Je lui aurais demandé de rendre compte du sang innocent qu'il avait versé, ce sang qui lui valait d'être connu dans le monde entier sous le terrible surnom de Sultan Rouge. Je savais comment, en Arménie, dans ce pays qu'on appelle aujourd'hui la Turquie, les sbires du Sultan Rouge avaient ferré un garçon de dix ans sous les yeux de son père pour que celui-ci leur révélât la cachette de ses camarades et l'emplacement d'un dépôt de fusils. Comment un étudiant avait été emprisonné, puis torturé. Les Turcs lui avaient mis des fers rouges sous les aisselles et la plante des pieds pour le faire parler. Jour après jour, on l'avait battu ; on lui avait arraché les dents une à une. Et quand les Turcs se rendirent compte qu'on ne pouvait rien tirer de lui, ils le pendirent pour l'exemple sur la place du marché. Je connaissais ce jeune homme et, tout en sachant que son sort avait été celui de milliers d'autres, j'avais été ébranlée par sa mort tragique.

J'ai honte de rappeler ici ces plans insolites, qu'influencée par mes lectures, j'échafaudais sans cesse dans la fièvre, le jour et la nuit dans l'insomnie. Je croyais si fermement qu'ils allaient se réaliser que, dans mon exaltation, il m'arrivait de sangloter.

Notre ville était devenue une sorte de carrefour pour les intellectuels et les militants politiques : ils s'y arrêtaient avant de passer en Turquie, soit pour faciliter leur entrée dans l'Empire ottoman, soit pour établir un contact avec ceux qui s'y trouvaient déjà. Tous ces hommes que j'ai eu le bonheur de connaître m'apportèrent beaucoup. Nombre d'entre eux ne devaient plus revenir, mais chacun avait éclairé d'un rayon de son âme le chemin de ma vie à venir, même longtemps après leur disparition.

Lorsque l'homme qui devait devenir mon époux arriva lui aussi dans notre ville, il donna une série de conférences. Je me rendais à ces réunions politiques à l'insu de mes parents dont le patriotisme se limitait à donner un peu d'argent pour la libération de notre peuple. Il m'était absolument interdit d'assister à ces réunions : vu notre rang, il était inconvenant, me disait-on, d'aller m'asseoir à ces assemblées aux côtés d'artisans, de boutiquiers et d'instituteurs, d'autant que j'étais une jeune fille et qu'aucun homme de notre milieu ne songerait jamais à épouser une fille qui fréquentait de tels gens. Mais je réussissais toujours à ruser pour quitter mes parents et j'arrivais à ces réunions parmi les premiers. Je me montrais comme les autres très intéressée par les propos de cet homme. L'interdit de mes parents donnait à mes évasions l'attrait du fruit défendu.

Les discours de mon futur mari devaient décider de mon avenir. Je voyais que tous l'écoutaient dans un silence recueilli tant ses paroles étaient ardentes et sincères. Je ne les écoutais pas, je les buvais comme le voyageur assoiffé boit les eaux glacées d'une source de montagne. Il était beau, non pas de cette beauté fade qui est le lot de beaucoup d'hommes et des femmes en général. Sa beauté venait de la force morale qui illuminait tout son être.

Chaque fois qu'il parlait du sacrifice que chacun de nous devait faire pour la libération de sa patrie, nous sentions que ce n'était pas dans sa bouche de vaines paroles, qu'il était le premier à placer son savoir, sa sagesse et tous ses espoirs sur l'autel de son idéal.

Je le comparais à ces jeunes gens de notre entourage qui n'aspiraient qu'à faire fortune et ne rêvaient que de plaisirs. Il était enfin là, l'homme qui m'aiderait à mettre à exécution mes exaltants projets. Lui seul pourrait me montrer la voie pour y parvenir. Je ne savais pas hésiter. Je lui écrivis : j'étais prête, lui disais-je, à me charger des missions les plus dangereuses pour l'idéal qu'il prêchait. Je le suppliais d'avoir foi en moi et de me donner quelque chose à faire, n'importe où, n'importe quand, s'il jugeait que je pouvais être utile.

J'attendis sa réponse avec impatience. En mon for intérieur, je disais déjà adieu à mes parents, à mon père surtout que j'adorais. Pendant les repas, il m'arrivait de fondre soudain en larmes à l'idée que c'était peut-être la dernière fois que je me trouvais à la table familiale et que je ne reverrais peut-être jamais plus mes chers parents - puisque je pouvais fort bien périr au cours d'une mission. Sotte et puérile à pleurer, ma lettre l'était sans aucun doute. J'en rougis encore. Mais mon futur mari, qui avait plus de maturité que son âge ne le laissait supposer, me fit entendre gentiment et sans la moindre ironie, lorsque nous eûmes l'occasion de nous revoir, que ma place était auprès de mes parents et que j'étais trop jeune pour pouvoir entreprendre quelque tâche sérieuse que ce fût. Il me conseilla de beaucoup lire pour me cultiver et m'assura que pour se rendre utile, il n'était point besoin d'aller loin : je pourrais former sur place un groupe de jeunes filles qui apprendraient à lire et à écrire aux illettrés, qui visiteraient les familles indigentes afin de leur enseigner les rudiments de l'hygiène. Et ainsi toute une série de conseils tout aussi fades et sans intérêt. Déçue, je quittai la conférence de mauvaise humeur.

C'était donc cela, ce grand patriote ! qui n'hésitait pas à prôner à des filles prêtes à tous les sacrifices des occupations dignes de vieilles dames !

Je crois que je pleurai un peu de rage et aussi de honte. Tant de larmes inutilement versées, tant de chagrin à l'idée de partir, de quitter à jamais mes parents, pour en arriver là ! Au prix de quelles difficultés n'avais-je pas préparé mon sac de voyage !

Soit ! Puisque les patriotes ne savaient tirer parti de forces telles que la mienne, puisqu'ils refusaient de m'aider à tuer le Sultan Rouge, je tenterais d'entrer dans son harem. Une belle jeune fille n'était-elle pas choisie chaque année pour le Sultan ? C'est moi sans aucun doute qui serais choisie. Et quand j'aurais allumé la passion du Sultan et qu'il viendrait une nuit dans ma chambre, alors je le tuerais ! Peu importait de mourir ensuite ! Ces patriotes comprendraient enfin ce qu'une jeune fille inexpérimentée pouvait faire ! J'étais furieuse, certes, mais bientôt mon courroux se changea en effarement. Ce jeune homme n'avait rien dit de ma beauté, et il ne l'avait sans doute même pas remarquée ! j'avais tellement l'habitude d'en entendre faire l'éloge que son silence me fut aussi désagréable que si l'on n'avait pas répondu à mon salut. Puis ce sentiment laissa la place à l'admiration... et mon admiration devint... mais non, mon admiration ne me quitta jamais plus. Un sentiment de fraternité profonde renforça plus tard l'admiration que je lui portais. Nous nous rencontrions souvent. J'avais, en dépit de mon accès de colère, formé un groupe qui comptait en tout six jeunes filles à peu près du même âge.

Nous l'invitâmes à venir discuter avec nous, à nous aider à organiser notre future ligne d'action et nos itinéraires. Il vint nous voir trois fois par semaine. Il nous parla des femmes européennes et américaines, louant leur rôle, passé et présent, dans la vie de leur pays. La femme arménienne, elle aussi, avait un grand rôle à jouer : elle devait s'y préparer car elle n'avait pas encore pris conscience de son importance. Il nous donna la liste des ouvrages à lire et à commenter de manière à nous habituer à exprimer nos idées avec aisance...

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Berdjouhi (1889-1940) est l'une des rares écrivains arméniens à avoir pu transmettre un témoignage vécu des événements de 1915 à Istanbul, qu'elle a publié dans les années 30. Après son exil en Bulgarie et à Tiflis, elle regagne un temps l'éphémère république d'Arménie où elle devient membre du Parlement. En 1924, elle s'installe définitivement à Paris où elle occupe des fonctions au sein du Comité de protection des enfants immigrés, sous l'autorité de la Société des Nations. Son fils, Armen Barseghian (1914-2003) personnage central du récit, deviendra avocat.