Le côté obscur de la démocratie

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Une interview de Michael Mann

Par Michael Mann et Khatchig Mouradian, le 18 octobre 2006

Traduction Louise Kiffer

 

Michael Mann est un professeur de sociologie (d'origine britannique) de l'Université de Californie à Los Angeles (UCLA). Il a été chargé de cours de sociologie à la "London School of Economics and Sociology" de 1977 à 1987 et a reçu son doctorat de sociologie à l'Université d'Oxford. Il est l'auteur de "The Sources of Social Power" (Les Sources du Pouvoir Social), (Cambridge, 1986, 1993);  "Fascists" (Cambridge 2004) et "The Dark Side of Democracy : Explaining Ethnic Cleansing (Le côté obscur de la Démocratie: Expliquer le nettoyage ethnique) (Cambridge, 2005).

Ce dernier a été largement passé en revue, avec éloges, en tant qu'ouvrage "révolutionnaire" d'études sur le génocide. Il essaie d'expliquer les pires manifestations du mal dans la civilisation humaine par l'étude d'un certain nombre de cas, y compris le Génocide arménien, l'Holocauste, et le Génocide rwandais.

Nous discutons de quelques-uns des sujets traités dans "Le Côté obscur de la Démocratie" dans l'interview suivante, qui s'est déroulée de Beyrouth par téléphone.

Khatchig Mouradian:  Dans la préface de votre livre "Le Côté obscur de la Démocratie", vous écrivez : "Le Mal n'arrive pas de l'extérieur de notre civilisation, mais d'un domaine à part que nous sommes tentés d'appeler 'primitif'. Le Mal est engendré par la civilisation elle-même". Pouvez-vous expliquer cela ?
Michael Mann :  Chaque civilisation crée de nouveaux problèmes pour les êtres humains. Parfois l'homme réussit à traiter ces problèmes avec un bon degré d'humanité, et parfois non. On a tendance à dire que le nettoyage ethnique et le génocide sont commis par des "étrangers". En fait, les auteurs de ces atrocités ont affaire aux mêmes problèmes auxquels nous avons été confrontés auparavant dans notre propre civilisation [occidentale]; et quelquefois avec des résultats également désastreux. De sorte qu'il devient plus facile pour nous de comprendre les Nazis et les Jeunes-Turcs, si nous comprenons que les problèmes qu'ils n'ont pas réussi à résoudre sont des problèmes qu'affronte la civilisation humaine dans son ensemble.
K.M.:  Vous dites: "Maintenant, l'épicentre du nettoyage ethnique s'est déplacé vers le sud du monde. A moins que l'Humanité ne prenne une action d'évitement, il continuera à s'étendre jusqu'à ce que les démocraties – en espérant que ce ne soit pas celles qui auront subi un nettoyage ethnique – dirigent le monde". Est-ce que la situation  au Darfour, et en Afrique en général, reflète ce changement ?
M.M.: La notion d'un peuple qui se gouverne lui-même devient potentiellement problématique lorsque plus d'un groupe ethnique suscite des réclamations pour des territoires partagés. L'Afrique est multi-ethnique et doit se débrouiller avec ça. Les régions à problèmes tendent à s'y situer là où il y a deux grandes factions.  Au Soudan, par exemple, il y a deux points de vue, par les Arabes et les Africains, et les revendications concernant la terre les ont mis aux prises les uns contre les autres. Au Rwanda, il n'y avait que deux principaux groupes ethniques – les Hutus et les Tutsis – et la rivalité ethnique sous-tend le génocide.
K.M.:  Vous avez intitulé le livre "Le Côté obscur de la Démocratie". Le nettoyage ethnique meurtrier, cependant, est rarement commis par des démocraties établies, que vous et d'autres ont désignées. La "zone de danger" semble plutôt se situer au cours de la phase de transition d'un régime non-démocratique à un régime démocratique. C'est au stade de la transition où les différents groupes ethniques n'ont pas encore résolu leurs problèmes, que naissent des situations dans lesquelles un nettoyage ethnique pourrait se produire. Pensez-vous que l'Irak soit aujourd'hui confronté aux périls de cette "phase de transition" ?
M.M.: Vous avez tout à fait raison. Le problème se pose davantage durant la période de transition. Une fois que la démocratie est établie, il y a un déclin du nettoyage ethnique. Je pense que l'Irak est un très bon exemple de ce que j'écris. Par le simple fait d'avoir des élections dans un contexte bi ou tri ethnique comme en Irak,  on peut être presque sûr que les Chiites vont voter pour certains partis, et les Sunnites et les Kurdes pour les autres partis. Les Etats Unis ont introduit des élections et le résultat est désastreux. Il a augmenté la polarisation du pays et cela pourrait se terminer par un nettoyage ethnique.
Le génocide et les démocraties sont logiquement incompatibles. Ce que je montre du doigt est le processus de démocratisation, au cours duquel les idées peuvent être dénaturées. On peut voir cela dans les carrières des exterminateurs eux-mêmes. Quand ils ont commencé le processus de transformation constitutionnel, les Jeunes Turcs avaient fait alliance avec les nationalistes arméniens de l'époque. Mais par la suite, au cours des événements, les idées se sont perverties. Je ne pense pas que les démocraties soient parfaites, mais le problème est le processus de démocratisation. Dans des situations multi-ethniques, où il y a une aspiration à la démocratie,  après la chute d'un empire, on a cette sorte de circonstance qui peut mener au nettoyage ethnique et au génocide. La démocratie donne aux exterminateurs une notion d'idéal. Ils pensent d'une façon caractéristique qu'ils font cela pour un but.
K.M.: Plusieurs spécialistes du génocide prétendent que la guerre est l'un des principaux facteurs de la manifestation de l'intention génocidaire. Quelle est votre position à ce sujet ?
M.M. La guerre fait progresser les radicaux. Ces cas  extrêmes exigent normalement des situations géopolitiques turbulentes, et aussi la guerre.
Je ne pense vraiment pas qu'il y aurait eu le Génocide des Arméniens sans la couverture de la Première Guerre Mondiale. Naturellement, cela ne veut pas dire que des atrocités n'ont pas été commises envers les Arméniens avant la Première Guerre Mondiale. Les pressions de la guerre ont créé le contexte, ce qui est aussi le cas au Rwanda et au Soudan. Je ne pense pas que le nettoyage ethnique soit un trait commun, mais c'est un trait persistant.
K.M.:  Vous écrivez: "Je n'essaie pas de brouiller moralement le bien et le mal. Dans le monde réel, ils sont connectés". Comment expliquez-vous cette connexion ?
M.M.: Le point principal de cette remarque est d'abord de jeter le doute sur la notion de responsabilité collective – c'est-à-dire, sur la notion que tous les Turcs sont responsables du Génocide arménien, ou que tous les Allemands sont responsables de l'Holocauste.
Secundo, j'essaie de semer le doute sur la question de l'intentionnalité dès le début. A mon avis, les exterminateurs escaladent leurs plans pour la répression ou l'élimination de l'ennemi ethnique en réponse à leurs frustrations relatives à leurs plans précédents. Ils n'ont pas l'intention de tuer tout le monde dès le début.
J'explique aussi que tous les groupes ethniques sont capables de commettre des atrocités. Les Juifs ont été victimes de l'Holocauste, mais Israël traite les Palestiniens d'une façon qui ressemble assez à celle des Nazis. Je n'accuse pas Israël de commettre un génocide, bien sûr. Je me demande, si j'avais été professeur de sociologie en Allemagne dans les années 1920 ou début 1930, aurais-je pu être un Nazi ?
K.M. : C'est ici qu'intervient la question des non-intervenants. Il n'est jamais facile de dire quel côté de la nature humaine domine dans des situations où un génocide a lieu, et comment les Turcs de l'Empire Ottoman, par exemple, ont réagi aux ordres de déporter et de tuer les Arméniens.
M.M. : C'est exact. C'est là la partie la plus difficile à expliquer, car nos preuves ne sont jamais magnifiques. Je cite différentes motivations des exterminateurs. Certaines sont plutôt banales: cupidité et obéissance aux autorités sont des motifs évidents. Dans ces situations, la camaraderie devient également un facteur important. De même, nous subissons tous des préjudices, qui peuvent s'intensifier dans des situations conflictuelles. Naturellement, au cours d'un génocide, le nombre de gens du groupe dominant qui sont impliqués dans la tuerie, ne forment pas la majorité. Aussi la culpabilité de la plupart des Turcs était-elle celle d'être des non-intervenants, ils ont juste regardé les Arméniens passer en marchant vers leur mort.
K.M.: Vous répugnez à utiliser le terme 'génocide' quand vous faites allusion à certains cas de nettoyage ethnique. L'un de ces cas est celui du Cambodge. Comment voyez-vous le problème de la définition du génocide ?
M.M. : J'emploie, en effet, une définition très restrictive du génocide, et je ne voudrais pas l'appliquer à la plupart des cas communistes. On m'a accusé de minimiser les atrocités communistes parce que je n'emploie pas le mot 'génocide'. Mais je ne minimise nullement le nombre de personnes qui ont été tuées. Je dis seulement que ce n'était pas ethniquement ciblé. Je pense que le terme 'génocide' a été trop largement utilisé ces dernières années. Je ne pense pas que la Yougoslavie ait fait l'objet d'un génocide. Pour moi, le génocide est une tentative d'éliminer l'ensemble d'un groupe ethnique. La définition des Nations Unies autorise une destruction "partielle" d'un groupe ethnique. Je pense qu'on a besoin d'un autre terme quand l'objectif principal est de déloger un groupe d'un certain territoire. Ce n'est pas tout à fait aussi abominable qu'essayer de supprimer l'ensemble d'un groupe ethnique.
K.M.: Les négateurs du génocide, quand ils se réfèrent aux Arméniens, aux Juifs et aux autres cas, prétendent que les victimes ont provoqué les massacres.
Les chercheurs, spécialistes du génocide, toutefois, ont fait remarquer que dans la plupart des principaux cas de génocide, la 'provocation' est insignifiante, et il arrive un moment où le génocide est inévitable, même sans provocation. Comment voyez-vous cette thèse de la "soi-disant provocation" ?
M.M.: Je pense que ce dernier point est plus proche de la vérité pour l'Holocauste. Les Juifs n'ont quasiment rien fait pour provoquer les Allemands.
Je suis d'accord avec cet argument dans l'ensemble, mais le concept de provocation doit aussi être revu dans tout le contexte de la situation. Ce n'est pas seulement une question de savoir si les Arméniens ont fait quelque chose directement contre les Turcs pour les provoquer; il faut prendre en compte la Russie, la guerre, les activités de quelques groupes nationalistes arméniens. En disant cela, je n'approuve nullement le point de vue des exterminateurs. Mais j'essaie de le comprendre. Les Arméniens n'ont pas directement provoqué les Turcs, et même si quelques Arméniens étaient impliqués dans une sorte de 'provocation', l'attaque [turque] n'était pas envers les provocateurs, mais envers l'ensemble du groupe ethnique.
K.M.: Dans une note en bas de page de l'un de vos chapitres traitant du Génocide arménien, vous dites: "Nous manquons de récits francs de la part des Turcs. Nous en savons plus sur les victimes, qui doivent nous influencer en faveur des points de vue arméniens des événements. Tant que les gouvernements turcs continueront à nier le génocide, tant que les archives turques resteront en grande partie closes, et tant que la plupart des récits turcs resteront invraisemblables, ce parti pris continuera. Seule la Turquie en souffre." Pouvez-vous développer ce point ?
M.M.:  Nous connaissons très peu de circonstances atténuantes. L'image est expressément lugubre. Dans le cas de l'Holocauste, nous savons bien qu'il y avait des Nazis qui s'y étaient opposés. Dans le cas du Génocide arménien, nous n'avons que quelques mémoires indiquant qu'il y avait  quelques divergences parmi les Jeunes Turcs. L'ouverture des archives et la fin de la campagne de dénégation vont nous permettre d'en savoir plus sur les différentes attitudes parmi les Turcs pendant le Génocide. Il y a manifestement de nombreux Turcs qui ont aidé les Arméniens. L'exécution du Génocide était décentralisée, et il a dû y avoir différents résultats dans les différentes parties du pays. Et en dehors de toute autre chose, il est injuste de considérer les Turcs en général comme indistinctement responsables. Toutefois, jusqu'à ce que les archives soient ouvertes et qu'il y ait une honnête reconnaissance de l'histoire, beaucoup de gens ne pourront pas aller complètement au delà de ces stéréotypes..
K.M. Ces dernières années, de plus en plus d'intellectuels turcs se lèvent et essaient d'interroger l'Etat turc sur sa politique négationniste.
M.M.: C'est l'une des choses les plus justes de ces dernières années. Ces intellectuels insistent obstinément pour chaque détail. Mais il reste encore un long chemin à parcourir.
K.M. Vous concluez vos chapitres sur le génocide arménien par les mots suivants extrêmement puissants décrivant la connexion "organique" entre le passé et le présent: " [Les Jeunes Turcs] ont commis une erreur, non seulement moralement,  mais aussi effectivement. Les Arméniens ne constituaient pas une telle menace, et leur élimination a affaibli l'effort de guerre ottoman. Le Génocide a contribué à la défaite. Les dirigeants se sont enfuis en exil, où ils sont tombés sous les balles des assassins arméniens. Ils pourraient rétorquer que le génocide a été un succès à long terme, puisque la disparition des Arméniens a facilité après la guerre l'unification et la centralisation en Turquie.
Or le pays reste assailli par deux héritages des Jeunes Turcs: l'autoritarisme militaire, et un nationalisme organisé qui réprime maintenant les Kurdes plutôt que les Arméniens. Les Jeunes Turcs ont fatalement affaibli leur pays en poursuivant un nationalisme organique; leurs successeurs luttent à leur ombre".
Concluons cette interview par vos pensées sur ces paroles.
M.M.:  D'abord, laissez-moi expliquer ce que je veux dire quand j'écris que "le génocide a contribué à la défaite". Naturellement, le Génocide n'a pas été la cause directe de leur défaite. Mais s'il y avait quelques milliers d'Arméniens luttant avec les Russes, il y avait aussi des centaines de milliers d'entre eux dans l'armée turque, et rien n'indique qu'ils auraient changé de camp. Tuer ces Arméniens est quelque chose qui a affaibli l'effort de guerre. De même, les déportations et les massacres ont requis beaucoup de ressources. Ce que je veux dire quand j'écris que "leurs successeurs luttent à leur ombre" est que le Génocide a intensifié la nature autoritaire et "l'étroitesse" de la République turque; a engendré  un sentiment de culpabilité ou de honte collective, et a créé et continue de créer un tas de problèmes dans la société turque. Si les Arméniens avaient survécu, il y aurait eu une meilleure façon de traiter les minorités ethniques, spécialement les Kurdes. Je pense que les Kurdes ont souffert énormément du Génocide arménien.

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Khatchig Mouradian est un écrivain, traducteur et journaliste  arméno-libanais. Il est rédacteur du quotidien Aztag, publié à Beyrouth.
On peut le contacter à:  khatchigm@gmail.com