Une interview de Nicholas Kristof

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Par Khatchig Mouradian - The Armenian Weekly, 5 avril 2008
Traduction Louise Kiffer


Nicholas Kristof a été chroniqueur au New York Times depuis novembre 2001.

Dans ses articles hebdomadaires il aborde souvent les thèmes de violations de droits humains et de génocide. Il a contribué à attirer l'attention sur la situation au Darfour. Il a reçu à deux reprises le Prix Pulitzer du journalisme. Il a vécu dans quatre continents, fait des reportages sur six d'entre eux, et voyagé dans 140 pays.

Nicholas Donabet Kristof est le fils de Ladis Kristof, un Arménien né en Transylvanie et émigré aux USA après la seconde guerre mondiale

Dans cette interview, mené dans son bureau du New York Times le 28 mars, nous avons parlé du génocide au Darfour.

Khatchig Mouradian – Vous avez traité du génocide au Darfour depuis quatre ans maintenant. Qu'y a-t-il eu de changé depuis ce temps aussi bien dans la conscience publique que dans la situation sur place ?

Nicholas Kristof – On fait certainement plus attention au Darfour maintenant. Et c'est vraiment encourageant, par exemple, de voir le nombre d'étudiants d'universités à travers tout le pays, qui sont désireux de faire campagne pour le Darfour. Aussi, dans mes moments les plus optimistes, je pense aux centaines de milliers de collégiens qui protestent en faveur de peuples de religion différente, de couleur de peau différente, et qu'ils ne rencontreront jamais, et je me dis: "Eh bien, nous faisons vraiment quelque progrès".

Mais ensuite, en fin de compte, sur place au Darfour, la situation est aussi embrouillée maintenant qu'elle l'était il y a quatre ans. Si l'on m'avait dit il y a quatre ans quand j'y ai été la première fois, qu'en 2008 les gens sauraient ce qu'est le Darfour, qu'ils sauraient ce qui se passe là-bas, que le président aurait appelé cela un "génocide", j'aurais été surpris. Mais si l'on me dit que les gens sauraient ce qui se passe et pourtant ne feraient toujours rien, alors j'aurais été encore plus abasourdi et déprimé.

K.M. – Autrefois, les gouvernements veillaient à ne pas employer le terme "génocide", car ils auraient été obligés d'agir. Maintenant, le président Bush a employé ce mot en se référant au Darfour, mais il ne s'est rien passé. Est-ce que la mot "génocide" a perdu sa signification ?

N.K. Je ne pense pas qu'il n'ait jamais eu vraiment une assez grande signification pour inciter à l'action. Cependant, oui, il pousse les gens à se sentir coupables. La raison pour laquelle un tas de gens protestent au sujet du Darfour est le mot "génocide". Si l'on utilisait le mot "nettoyage ethnique" je ne pense pas que les gens seraient aussi bouleversés.

Voyez comment au Congo le nombre de victimes a été plus grand, mais ce n'est pas réellement un cas de génocide; c'est un cas difficile et embrouillé de milices rivales, et cela a attiré beaucoup moins d'attention que le Darfour. Ce qui a fait la différence est qu'au Darfour le nombre de victimes est moindre, mais c'est un génocide. C'est pourquoi je pense que le génocide en tant que réalité et comme terme fait vraiment une différence – mais pas tout à fait assez.

K.M. – Dans vos articles, vous avez mentionné que vous aviez reçu des e-mails de gens qui vous écrivaient: "Oui, la situation au Darfour est mauvaise, mais nous avons d'autres priorités". Que pensez-vous de cette sorte de réaction, qu'elle provienne de gens ordinaires ou d'officiels du gouvernement ?

N.K. – Je pense que l'une des erreurs fondamentales des gouvernements occidentaux est de penser que ce qui arrive au Darfour est très douloureux, mais qu'il y a un tas de choses malheureuses qui ont lieu partout dans le monde. Et le Darfour est leur priorité n° 38.

En fait, je pense que l'une des leçons de l'histoire est qu'avec le temps le génocide a atteint le sommet même de la liste des priorités. Le peuple arménien en est un parfait exemple. Quand cela se produisait, l'administration Wilson pensait certainement que c'était malheureux; ils ne voulaient pas que les Arméniens soient tués, mais ils avaient d'immenses problèmes avec l'Europe, avec l'Empire ottoman, de sorte que l'affaire ne s'est jamais élevée très haut dans la liste des priorités. Il en a été de même avec l'Holocauste, le Rwanda et la Bosnie. Pourtant, chacun de ces cas avait une endurance, une résonance à travers l'histoire, précisément parce que c'étaient des génocides. Je pense que l'erreur que l'administration a faite, que le Département d'Etat a fait, et un grand nombre d'entre nous avons faite dans les médias, est que nous n'avons pas réellement évalué ce qu'il y a de différent dans un gouvernement qui choisit un peuple d'après sa race, sa religion, sa couleur ou quoi que ce soit d'autre, et qui décide de le tuer.

K.M. – Pensez-vous qu'il y aura d'autres changements spectaculaires dans la politique US au Darfour lorsqu'il y aura un nouveau président l'an prochain ?

N.K. –J'ai quelques raisons de croire que le prochain président sera modestement plus actif au Darfour. Hillary Clinton et Barack Obama ont tous deux été très actifs sur cette question. John McCain a été le premier à s'en soucier. Il a ralenti un tout petit peu son souci sur le Darfour ces dernier temps. Mais tous trois ont été, à un moment ou à un autre, de vrais dirigeants sur cette question. Donc, oui, il y a de l'espoir qu'une fois à la Maison Blanche, ils seront plus actifs à ce sujet.

Mais en fin de compte, je pense que l'une des leçons de l'histoire est que le président ne va jamais réellement s'occuper d'une affaire de génocide, parce que cela ne va pas dans le sens de l'intérêt national, et aussi à cause de l'incertitude quant à la bonne décision à prendre, alors que d'autres priorités attendent.. A chaque fois qu'il y a eu une sorte de réponse, c'était parce qu'il y avait un grand nombre d'Américains qui blâmaient le président pour son action.

Le Kosovo en est un bon exemple. Là, nous avions l'Administration Clinton qui ne voulait vraiment pas faire grand chose, mais ils étaient tourmentés par les deux problèmes du Rwanda et de la Bosnie, et finalement ils sentaient qu'ils devaient faire quelque chose et ils firent ce qu'il fallait faire. Finalement, je pense que cela va être le même cas au Darfour. Le blâme US, celui de l'Europe, de la Chine, va faire réellement changer les choses.

K.M. – Ainsi, vous croyez que le mouvement vers le changement va aller de la base au sommet…

N.K.- Ce serait très beau s'il y avait plus de changement au sommet, mais la réalité est que Mia Farrow a fait plus de bien diplomatiquement au peuple du Darfour, que Condi Rice. Et le fait que la Chine porte maintenant son attention sur le Darfour, est aussi une aide, c'est vraiment grâce à Mia Farrow, et non pas à Condi Rice.

Ceci dit, j'espère que nous allons voir une action plus rigoureuse de la part des hauts fonctionnaires du gouvernement, et Sarkozy, je pense, va être plus utile, spécialement au Tchad. Mais fondamentalement, les dirigeants politiques sont plutôt réactifs que proactifs. De sorte que ça va être les militants de base qui vont apporter du changement, que ce soit dans notre gouvernement ou dans le gouvernement chinois.

K.M.- Que pensez-vous de la façon dont les pays musulmans ont réagi à la crise du Darfour ? Ils montrent du doigt les deux poids deux mesures de l'US, mais eux-mêmes ont des double standards similaires quand ils parlent des violations des droits humains en Israël et dans les territoires palestiniens, alors qu'ils ignorent le génocide du Darfour.

N.K.- Tout le monde a un 'deux poids deux mesures' et nous avons tendance à être plus choqués par le double standard des autres. Voyez le Zimbabwe, par exemple. Le monde a été horrifié de voir des Rhodésiens blancs faire des choses terribles aux Noirs. Mais quand c'est le président du Zimbabwe Robert Mugabe qui fait cela, il a tendance a être plus toléré par tout le monde. De même, le Soudan peut se permettre de faire certaines choses à son peuple qu'aucun étranger ne pourrait se le permettre.

Je pense vraiment qu'il y a eu un deux poids deux mesures dans les médias de l'Egypte, en particulier, aux informations. J'espérais réellement, parce que c'est si important dans la région, qu'ils allaient faire plus pour le Darfour. Au contraire, il y a eu cette réflexion que ces impérialistes yankee étaient attirés par le pétrole de l'Irak et neutralisaient l'Irak au profit d'Israël, et que maintenant ils allaient faire la même chose au Soudan. Je pense que c'est très malheureux, mais je dois reconnaître que nous souffrons tous de même de ce double standard.

K.M. – Et la politique étrangère US de ces dernières années a aggravé la situation…

N.K.- Absolument. Je pense que notre politique au Moyen Orient – le conflit israélo-arabe et l'Irak – nous a mis dans une situation où tout ce que nous faisons est vu à travers un prisme incroyable de suspicion. Il devient très difficile pour nous de faire quoi que ce soit pour un pays arabe, spécialement pour un pays arabe qui a du pétrole. C'est l'une des raisons pour lesquelles il serait très utile que nous puissions travailler davantage avec des pays européens et des pays musulmans. Si l'Egypte, la Ligue arabe, et les autres pays musulmans hors du monde arabe étaient plus soucieux des Musulmans qui sont assassinés au Darfour, ce serait une immense aide.

K.M. –Comment cela vous affecte-t-il au niveau personnel ? N'est-il pas très frustrant de voir la lenteur avec laquelle les choses changent – si toutefois elles changent ?

N.K. – Absolument. Et le plus frustrant est la difficulté de traduire l'inquiétude qu'on éprouve vraiment pour toute sorte d'action positive. Je trouve cela incroyablement frustrant. Je suis franchement désolé que le prochain problème soit la guerre nord-sud au Soudan. Et il faudrait se rappeler que le Darfour pourrait bien être le prologue de quelque chose de plus sanglant…

L'une des leçons que nous devrions avoir apprises est qu'on peut intervenir beaucoup plus facilement au début d'un conflit. Une fois qu'Humpty-Dumpty est tombé du mur, alors il est impossible de le remonter. En ce moment même, tout le monde regarde le Soudan du sud tomber du rebord. Nous pouvons encore faire quelque chose, mais dans un an ce sera vraiment trop tard.

K.M. – Que dites-vous habituellement aux gens qui vous demandent ce qu'ils peuvent faire pour aider ?

N.K.- Quelques sites web que je recommande de consulter pour sauver le Darfour: www.SaveDarfur.org – le site d'intervention du Génocide :
www.genocideintervention.net et "Dream for Darfur : www.dreamfordarfur.org.

Je pense sincèrement que la communauté arménienne a une responsabilité spéciale pour montrer la voie. L'un des moyens de remémorer le génocide arménien serait d'empêcher un prochain génocide de se produire…

K.M. – Exactement le rôle que joue la communauté juive…

N.K. – Exactement. Je pense que ces sites web sont utiles pour commencer, ainsi que des appels à la Maison Blanche et des lettres aux membres du Congrès.

Il y a un site web appelé: www.darfurscores.org qui montre ce que chaque membre du Congrès a fait. Je pense que des lettres aux autres gouvernements serait utiles aussi.

K.M. – Qu'en est-il de l'aspect humanitaire de tout cela ?

N.K. – Tout d'abord, quand les gens me demandaient ce qu'ils pouvait faire pour aider, je les adressais à des organismes humanitaires spécifiques, comme "Médecins sans Frontières" (www.doctorswithoutborders.org) . Je pense qu'ils font un excellent travail, et si on leur fait un don, ce n'est pas du tout de l'argent gaspillé.

Mais cela fait maintenant quatre ans que j'y vais, et j'ai vu des médecins faire des pansements à des enfants blessés par des balles. Cela peut durer vingt ans.

Aussi, à un certain moment, on commence à se dire que la meilleure réponse n'est pas davantage de pansements et plus de chirurgiens, mais faire quelque chose pour arrêter les tueries. C'est la raison pour laquelle, quand on m'interroge, j'ai tendance à insister en faveur des organismes de défense.


Khatchig Mouradian est un journaliste, écrivain et traducteur, vivant à Boston.

Il est l'éditeur d'Armenian Weekly. On peut le contacter à: khatchigm@hotmail.com.