Peuple aigri

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Le 140ème anniversaire de Hohannès Toumanian

Traduction Louise Kiffer



Hovhannes Toumanian
(1869 - 1923)
Il y a des pensées qui sont terriblement lourdes, mais vous êtes condamnés à y réfléchir, vous ne pouvez pas y échapper. Elles sont semblables à de graves maladies, quand vous savez que vous portez dans votre corps un cancer, une plaie, les bacilles de la tuberculose, ou le poison du choléra. Vous êtes incapables de vous en détourner, ou de les mépriser, ou sinon elles devront vous vaincre ou vous tuer, ou c’est vous qui devrez, par tous les moyens fournis par le génie humain, vous dresser contre ces maux et vous en délivrer, recouvrer la santé, forcément, si vous avez assez de vaillance et de compréhension.

Ces gens, qui se sont occupés longuement et sérieusement de notre peuple, de nos hommes, sont toujours parvenus à cette lourde conclusion, qu’il y a beaucoup de méchanceté dans notre âme.

C’est ainsi qu’ils le disent, eux, et ils le disent avec une profonde douleur, avec la même peine que celle de pouvoir dire qu’il y a des bacilles de la tuberculose dans votre poitrine.

Mais ils sont peu nombreux ces genres d’hommes sincères et courageux. En grande partie, acceptant l’existence de la maladie, et de plus, se considérant comme en bonne santé, et révélant toujours à d’autres qu’ils sont malades. Lui personnellement n’est pas méchant, il n’est pas hypocrite, il n’est pas insultant, il n’est pas menteur, il n’est pas sectaire, tout cela ce sont les gens du dehors qui le sont.

Mais évidemment, il ne faut pas les croire, ni les écouter. La vérité, c’est que nous tous souffrons d’une lourde et profonde maladie morale.

Voyez !

Ce sont des villageois, simples, superficiels, qui ont grandi ensemble, ont porté ensemble leurs fardeaux, ont mangé ensemble le pain et le sel, mais si le champ de l’un a bien donné, ou si son troupeau s’est agrandi, l’autre est malade de jalousie, ou comme on dit : "il se ronge les sangs".

Ce sont des commerçants, ils font des affaires, ce ne sont pas des concurrents prétentieux, mais si l’un apprend le succès de l’autre, il pâlit, et lui qui ne pensait qu’à son affaire, ne pense plus qu’à la réussite de l’autre, et n’épargne rien pour lui nuire.

C’est un ecclésiastique, donnez-lui autant de dons et d’honneurs, il est toujours mécontent, il proteste, il se plaint de l’injustice, et savez-vous ce qu’est cette injustice, c’est que son confrère ait reçu les même dons et qu’il puisse en vivre.

Citadins ou villageois, tous deux ont un différend l’un envers l’autre. Aucun jugement ne mettra fin à leur différend, cela durera pendant de longues années, et souvent leur vie entière se passe avec ce différend, jusqu’à ce que l’un puisse étrangler l’autre, le faire tomber à son niveau ou que tous deux expirent.

Il y a la presse. Depuis des dizaines d’années, entraînée à d’innombrables faits divers ; que d’injures, que de diffamations, que de mensonges, que de médisances, d’hypocrisie ! Un conférencier distingué racontait qu’un simple orateur de notre maison d’édition, parlant de tel ou tel journaliste et faisant son éloge, si talentueux fût-il, devait toujours être battu, ridiculisé ou réduit au silence, en un mot chercher à le tuer, pour la simple raison qu’il n’était pas avec nous, qu’il était pas de notre bord.

Entrez ainsi chez les responsables nationaux, publics, littéraires. Aucun ne peut supporter la renommée et le succès d’un autre.

Maintenant, venez voir les instituteurs. Travaillant bien plus que sur leurs cours à creuser un trou sous les pieds de leurs collègues, montant en épingle le moindre fait divers qui aurait pu être réglé amicalement, jusqu’à en faire une affaire d’Etat, abandonnant pendant des années pour des fonctions officielles, des procès, ou des pages dans les journaux, se diffamant les uns les autres, persécutant l’autre dans l’arène, et le tuer moralement… Pas la moindre douceur, ni indulgence, nulle limite à la méchanceté.

Pourquoi est-ce ainsi ?

Pour le comprendre simplement, il faut observer les phénomènes de la nature et les lois des hauteurs de l’histoire, d’un regard large, paisible et profond, qu’eux seuls peuvent nous donner. Des autres circonstances générales épouvantables serait née pour nous notre histoire.

Cela nous a mis pendant de longs siècles sous les pieds des peuples barbares. Or tout être vivant, piétiné, s’il ne meurt pas, devient dénaturé, amer et révolté. C’est la loi de la nature.

Et c’est ainsi qu’il a une telle vie, oui, beaucoup de choses, comme "Progrès", et "Culture", et "Presse", et "Littérature", et "Ecoles" et "Œuvres de Bienfaisance", mais tout cela ressemble à un fruit rongé par un ver intérieur, et souffre de défaillances fondamentales, d’une souffrance générale, à laquelle il n’est pas possible de trouver un remède. Cette sorte de vie donne naissance à des personnes talentueuses, mais elles aussi deviennent amères et aigres. Elles ne peuvent pas être sincères, avoir bon cœur et une âme noble, de façon à rendre la vie belle et pleine de charmes, et former un peuple précieux et agréable.

Et si nous avons une sagesse nationale, la virilité de l’âme, et des instincts vifs, il n’est pas possible que je ferme les yeux devant cette grave maladie, et que je ne sente pas que notre âme est devenue très aigrie, notre homme intérieur est devenu pourri, et pour lutter contre cela, pour recouvrer la santé, le premier moyen est que nous, et dans nos cœurs, devant le monde, nous reconnaissions notre malheur. Alors, cette connaissance salvatrice sera suivie d’un noble désir de travail sincère de perfectionnement.

Il n’y a pas d’autre voie, le salut ferme vient de l’intérieur, car c’est de l’intérieur que nous sommes pourris.


Hovhannès Toumanian, 1910.


Source : magazine France-Arménie n° 336 du 16 au 31 mars 2009, p. 22.
Que nous remercions pour leur aimable autorisation.