La mentalité d'Abdul Hamid prédomine toujours

Extrait du quotidien turc " Radikal "

Les concepts qui nous sont présentés comme 'd'intérêt national' ne sont pas réellement des intérêts nationaux. Durant l'Empire Ottoman ou la République, c'étaient les intérêts des esprits éclairés qui suivaient certaines idéologies. Ces gens étaient des légionnaires ou, en d'autres mots c'étaient des fusils loués ou des mercenaires des empereurs ou de l'Etat. N'oublions pas qu'Ataturk lui-même était également un politicien. Il avait dit certaines choses qui servaient des besoins ou des buts spécifiques.

_______________________________________

NESE DUZEL :

Après les explications de l'historien Halil Berktay, qui a fait une enquête sur la Question arménienne, nous affrontons maintenant un nouveau problème. Les médias ont attaqué le professeur Berktay et il est devenu patent qu'un historien doit décider de l'action à entreprendre quand les intérêts nationaux et les preuves scientifiques entrent en conflit. Que doit faire un historien dans cette situation ?Doit-il être du côté des intérêts nationaux ou des preuves scientifiques ?

Socrate a déclaré un jour que des vies qui ne sont pas mises à l'épreuve ne valent pas la peine d'être vécues. Les universités ne sont pas seulement des lieux où l'on acquiert la connaissance, mais ce sont des lieux où l'on apprend la façon de penser. Dans l'environnement de l'université, si quelqu'un se trouve devant des problèmes douteux, ceux-ci doivent être mis en examen. Les universités doivent poursuivre et encourager la critique. En outre, les problèmes concernant les intérêts nationaux doivent faire l'objet d'une investigation objective.

Pourquoi ?

Halil Berktay a effectué une analyse historique de ce qui s'est passé au cours des événements arméniens de 1915. Dans son analyse, il a veillé soigneusement à ne pas utiliser le terme " génocide ". On peut être d'accord ou pas avec son analyse. Toutefois, l'étude est basée sur sa propre investigation scientifique. Il est extrêmement douloureux de voir son travail taxé d'être contre les intérêts nationaux, ou d'entendre déclarer que les historiens prennent le parti de nos ennemis. Rappelons que ce qui est présenté au nom de l'intérêt national n'est pas vraiment l'intérêt national. Ces intérêts représentent seulement ceux de certaines gens qui suivent certaines idéologies.

En réalité, les intérêts d'une nation peuvent-ils entrer en conflit avec des faits scientifiques ? Ou une nation qui a établi ses intérêts sur des mensonges plutôt que sur des faits, peut-elle s'épanouir ?

Mettons les choses au point. Dans l'histoire d'un nation, comme dans celle des autres nations, beaucoup d'événements sont sources de fierté, événements considérés du point de vue des valeurs courantes ou même concernant des sources de honte. Rien que pour cette raison, à chaque fois qu'on dit que notre nation n'a pas fait telle chose, on a tort. Je pense que tout le problème provient du nationalisme qui est le fondement de l'état-nation. L'idéologie nationaliste repose sur une suprématie aveugle. Tout nationaliste proclame que sa nation est supérieure aux autres. Le nationalisme requiert aussi que les intérêts nationaux soient renforcés, quels qu'ils puissent être ou même contre les principes de justice. Cette idéologie entre directement en conflit avec une coexistence paisible et de bonnes relations avec les autres. Cependant, nous voyons, même aujourd'hui, que ce type de nationalisme et d'état-nation est prêché. Et néanmoins, aujourd'hui, nous souhaitons adhérer à la Communauté européenne.

Dans des nations développées, quelqu'un peut-il faire pression sur les scientifiques ou les obliger à ne pas révéler des faits qui sont contre les intérêts nationaux ?

Ces types d'actions sont en conflit direct avec le concept de nations civilisées. Chaque scientifique a un droit naturel de faire des déclarations ou des enquêtes qui peuvent être contre l'ordre établi.

Est-ce que nos scientifiques subissent ces types de pression ?

En Turquie, nos scientifiques nos constamment sous cette pression. La Question arménienne, les problèmes kurdes, ceux des minorités, et plusieurs problèmes nationaux et religieux sont tabous.

De qui se moque-t-on, si les savants se taisent et ne révèlent pas les faits scientifiques ? Est-ce qu'on se moque de nous-mêmes ou du monde entier ? de toute façon, le monde entier discute de ces problèmes même si nous ne le faisons pas.

Naturellement, toutes ces discussions mènent à un point concret : l'Evénement arménien. Le président a montré la bonne direction en déclarant que toute la question serait laissée aux historiens. Autrement dit, les déclarations au Congrès américain ou aux parlements européens, qu'elles aient été faites ou non, sont ridicules. Ainsi qu'est également ridicule la position du Ministre des Affaires Etrangères, qui nie absolument le fait que quoi que ce soit d'approchant ait eu lieu. Ce n'est pas le rôle du Ministre des Affaires Etrangères ou des politiciens de prouver que les événements de 1915 ne constituent pas un génocide. C'est le travail des historiens, mais dans ces circonstances il leur est impossible de faire leur travail.

Pourquoi ?

Ce sujet ne peut être discuté que paisiblement par les historiens après la normalisation des relations turco-arméniennes. En Turquie, il y a une pression envers ceux qui s'opposent aux points du vue officiels, ou expriment leur désaccord. De même, aucun historien arménien ne peut critiquer le génocide de 1915 qui forme l'histoire épique de base de la République arménienne. Le génocide est une question non résolue pour les Arméniens. Les Ottomans admettent une perte de 250 000 à 300 000 personnes pendant les déportations qui furent organisées pour des buts militaires et stratégiques, et non dans un but de génocide. Les Arméniens exagèrent ce nombre d'1,5 million. Le nombre exact, comme l'affirme Halil Berktay, est autour de 600 000. En fait, les chiffres n'ont pas une telle importance.

De votre point de vue, qu'est-ce qui est important ?

La question la plus fâcheuse est que le meurtre des Arméniens a été accompli par les organisations de l'Etat ottoman. On ne peut pas mettre cet acte au même niveau que le terrorisme opéré par des bandes arméniennes. Tout simplement parce qu'un état doit agir raisonnablement. L'état subit les graves conséquences du meurtre de ses propres citoyens.

Pourquoi tout cela n'a-t-il pas été discuté pendant la République ?

N'oublions pas que derrière les déportations arméniennes, il y avait de graves problèmes économiques. Il y a la question des biens immobiliers arméniens. Ce n'est pas quelques hectares de terre ou un peu de bétail. Les Arméniens, comme les Grecs, avaient très bien adopté le capitalisme, et avaient amassé une richesse considérable. Qui réclame la propriété de la richesse des Arméniens déportés ? Ceux qui se sont enrichis avec les richesses des Arméniens n'ont pas pu avoir le courage de résoudre ce problème. Cela aurait été à l'encontre de leurs intérêts personnels. Notre théorie principale affirme que les déportations ont été accomplies comme une mesure contre le soulèvement arménien, et que les Arméniens ont commencé d'abord les assassinats. Cependant nous savons que les déportations ne se sont pas limitées au front est. Dans la plupart des villes comme Istanbul, Izmir et Ankara, ce ne furent pas les familles arméniennes mais les dirigeants des communautés qui ont péri. Ils ont été obligés de marcher jusqu'au terme de leur voyage vers nulle part. Il n'y a pas de doute que les Arméniens aussi ont tué les Turcs.

A combien estime-t-on les Turcs tués par les Arméniens ?

Je suis un des rares à pouvoir en parler avec autorité. Simplement parce que mon grand-père maternel a été tué par les bandes arméniennes qui suivaient les soldats russes à Erzeroum en 1916. Dans ce cas, les tueurs étaient des Arméniens et non pas l'Etat arménien. Il y eut de nombreux actes commis par quelques bandes et unités paramilitaires. Les événements de 1915 constituent une énorme tragédie. Il n'est pas nécessaire de revivre cette tragédie aujourd'hui. Quand les sentiments sont aussi écorchés, on ne peut pas obtenir des résultats sains. La seule chose à faire serait une analyse comme celle que Halil Berktay a faite et arriver à comprendre dans quelles conditions cette tragédie a pris place.

Nous avons de sérieux problèmes avec notre histoire. De quelque côté que nous nous tournions dans l'Histoire, nous blessons quelqu'un. Nous entendons immédiatement un cri. Pourquoi notre histoire récente est-elle si pleine de problèmes ? pourquoi sommes-nous si réticents à discuter de notre histoire récente ?

Nous sommes troublés à cause de nos intérêts nationaux. Par exemple, nous sommes incapables d'arriver à une conclusion au sujet d'Abdul Hamid, s'il était un dirigeant adoré ou un sultan rouge. Les uns affirment fièrement qu'Abdul Hamid était capable de gouverner l'Etat paisiblement, et d'entreprendre plusieurs réformes de l'enseignement. Les autres déclarent que c'était un horrible despote et qu'il fut la principale cause du déclin du pays. La République, assumant la position du mouvement ittihadiste, l'étiqueta comme un horrible despote. Nous aurions dû être capable de voir au-delà de ces affirmations, mais n'avons pas pu.

Selon vous, Abdul Hamid était-il un despote ?

En science politique, il n'y a pas de bien absolu, ni de mal absolu. Abdul Hamid n'était pas absolument mauvais. Quel était son motif de supprimer la Constitution de 1876 ? La monarchie constitutionnelle était excellente, mais le peuple n'était pas encore prêt pour cela. Il déclara que la Constitution ne pouvait être appliquée que si le peuple était en paix. La même logique continua aussi sous la République. Nous continuons encore avec la logique d'Abdul Hamid. Tout au long du parti unique nous avons proclamé que la démocratie est une bonne chose, mais que notre peuple n'était pas encore prêt pour cela. Nous avons affirmé que notre peuple était ignorant et que nous ne pouvions pas avoir de démocratie avec une population ignorante. Aujourd'hui encore nous avons des craintes au sujet de la démocratie, et avons peur que les gens suivent les fondamentalistes si nous instituons la démocratie.
Nous avons besoin de comprendre une chose. La Démocratie n'est pas un endroit où nous devons aboutir après avoir résolu tous nos problèmes.

Alors, qu'est-ce que la démocratie ?

La démocratie est ce dont nous avons besoin pendant que nous résolvons nos problèmes. Nous ne pouvons débattre de nos questions que par la démocratie. Cependant, à cause de nos opinions comme celles d'Abdul Hamid, nous sommes incapables d'accepter cela. Il a forgé une telle mentalité qu'un siècle plus tard, nous appliquons toujours la même. Nous disons que les concepts de droits humains de l'Union européenne, et l'idéologie libérale sont bons, mais que nous ne sommes pas encore prêts. Nous disons " résolvons d'abord nos problèmes et nous verrons cela plus tard ".

Notre histoire récente des communautés est-elle totalement et clairement connue ?

Non, elle n'est pas connue. Je rappelle une théorie de Cetin Altan qu'il a affirmée il y a une vingtaine d'années. Il précisa que nous n'étions pas seuls pendant la 1ère guerre mondiale. Nous étions avec les Allemands. Le chef d'Etat major était allemand. Cetin Altan pense que les Allemands nous ont probablement conseillés de déporter les populations arméniennes pour les empêcher de nous attaquer derrière le front russe. Cependant personne n'a vraiment soutenu ce point de vue.

Ok, êtes-vous d'accord avec ce point de vue ?

Même si cela ne nous décharge pas de notre responsabilité, il est probable que les Allemands nous ont donné ce conseil pour des raisons stratégiques. Les relations germano-turques pendant la 1ère G.M. ont souvent été discutées dans le passé. Par exemple, pour nous, Canakkale est une victoire majeure. Or, les Allemands ont célébré la même victoire en 1930. Pendant toutes ces années, nos journaux protestaient et déclaraient qu'ils n'avaient pas le droit d'agir ainsi. En réponse, les Allemands nous rappelaient que le Commandant en Chef était Limon Von Sander. Chaque victoire était à porter au crédit du Commandant. S'il y avait une victoire, elle était une victoire commune ; mais puisque nous ne voulons pas partager cette victoire avec eux , nous ne voulons pas non plus partager avec eux la responsabilité des déportations des Arméniens. Nous ne pouvions pas discuter objectivement de la période pré-républicaine.

Nous ne pouvions pas parler de la calamité de Sarikamis, ni des déportations des Arméniens, ni de la façon dont nous sommes entrés dans la 1ère guerre mondiale, ni dans quelles conditions nous avons perdu la guerre. Pourquoi la République évite-t-elle de discuter des actions néfastes des Ottomans et des Ittihadistes, alors qu'elle est responsable d'y avoir mis fin ?

Non, il n'est pas exact que nous n'ayons pas discuté de la période ottomane. Si vous jetez un coup d'oeil dans les livres d'histoire en 4 volumes, préparés par la Société d'Histoire turque pour les lycées, la République à ses débuts a discuté de la période ottomane, même si elle a été un peu injuste. Il y a des doubles implications dans les propres analyses d'Ataturk. Il ne faut pas oublier qu'Atatuk était un politicien. Il était entouré de nombreux sympathisants Ittihadistes. Il avait besoin de les utiliser et par conséquent, il déclarait que l'Empire devait entrer dans la 1ère guerre mondiale. En cela, il voulait dire qu'ils devaient accomplir tous les actes néfastes qu'ils ont commis. Toutefois, dans un contexte différent, il les tient pour responsables de la dissolution de l'Empire et les critique durement. Le peuple qui le considère comme un prophète n'arrive pas à distinguer ses deux aspects différents. En fait, Ataturk a dit certaines choses pour servir certains besoins et objectifs.

Nous avons évité de discuter de la vérité. Nous couvrons ces vérités au nom de nos intérêts nationaux, cependant le résultat final n'est pas trop favorable. Si je cite Cetin Altan, nous occupons le 93ème rang dans le revenu moyen global. En ce qui concerne la qualité de vie, nous sommes au 63ème degré sous la Grèce. Par conséquent, qu'avons-nous gagné en ne discutant pas de ces vérités ?

Cetin Altin nous a gratifiés de nombreuses belles formules. Nous faisons de la propagande turque à notre peuple turc. Nous nous imaginons que le monde entier va croire les faits que nous avons fabriqués. Pour un socialiste comme moi, il est très dérangeant de voir que les USA sont devenus la seule super-puissance. D'où les Etats-Unis ont-ils tiré leur force et leur puissance ?
La force et la puissance des Etats-Unis ne viennent pas seulement de leur forte moyenne de revenu national ou de leur supériorité technologique. D'après moi, le pouvoir des Etats-Unis vient du fait que leur peuple éclairé peut produire des films qui critiquent leur propre gouvernement. Les journaux peuvent critiquer implacablement soit l'administration actuelle, soit les actions gouvernementales passées. Voyez-vous, si de tels films américains ou quelque chose d'analogue étaient produits en Turquie , il en résulterait un lynchage public ou la pendaison de leurs producteurs.

Ok, si nous avions discuté de la vérité, aurions-nous été dans une situation pire ?

Je suis de l'avis que les communautés d'un pays s'influencent les unes les autres. Si le revenu national de la Turquie, la justice, les forces armées, les universités, sont à un niveau aussi bas, les classes aisées seraient aussi au même niveau . J'avoue que j'espère que nos élites auront le courage de contester l'approche traditionnelle. Elles devront surmonter certains obstacles et rehausser les normes populaires. Or, nos élites agissent toujours comme des mercenaires.

Avez-vous jamais reçu d'avertissements qu'il est trop tôt pour révéler certains faits ?

Bien sûr, j'ai été prévenu par mon entourage. Ce que disait Halil Berktay était l'opinion d'un honorable savant. Cependant, il provoqua une hystérie collective. En Turquie, le simple fait que quelqu'un puisse parler et être un défenseur de Sèvres le désigne comme traître et montre à quel point nous sommes primaires. Dans ces conditions, quiconque produit un travail honorable est héroïque. En fait, aucun scientifique ne devrait être obligé de devenir un héros.

________________________________________

Extrait de " Radikal " en date du 25 décembre 2000
Traduit de la version anglaise par Louise Kiffer