Carnet de voyage d'Armen

24 Retour en France
23 Nouvelles de Shushi
22 Visite de Vasguenashen
21 Stepanakert - suite
20 Arrivée à Stepanakert
19 Erevan sort de terre
18 Goris - Revenus (2)
17 Goris - Revenus (1)
16 Goris - Economie
>> Chroniques 1 à 15

24. Retour en France pour deux mois : le 31 juillet 2004

J'ai quitté Stépanakert pour Erévan, où la vie se poursuit comme à son habitude, c'est-à-dire reconstruction et construction à un rythme accéléré.

Mon ami d' Erévan, Yeghiazar, m'avait invité à venir à ses fiançailles avec une demoiselle du nom de Gohar. Voilà l'occasion de vous raconter comment cela se passe.

Tout d'abord il est indispensable, ou très préférable, que chacun ait l'accord des parents respectifs.
Ensuite on organise les fiançailles. Le jeune homme prépare différents plateaux à offrir à sa dulcinée. Lui par exemple en a préparé 3 : 2 présentant des fruits, une boîte de chocolats et une bouteille de cognac avec un homme et une femme en habits de mariage sculptés, et un panier de présentation des cadeaux.

Si en France on offre une bague, la demoiselle ici en reçoit plusieurs, Presque une à chaque doigt. La demoiselle, elle, offre une bague qu'elle glissera pendant le repas au doigt de son futur époux.
Dans un premier temps, la famille du jeune homme se réunit à la maison autour d'un repas de fête, puis tout ce monde part demander la jeune fille à sa famille. Donc direction sa maison.
La famille de la jeune fille attend sur place et une table est dressée pour réunir tous les membres, cette fois, environ 50 personnes. Le repas se déroule sur fond musical avec des toasts portés aux futurs époux, aux familles respectives, à leurs membres… Car le repas est aussi l'occasion pour chacun des chefs de famille de présenter tous les membres de son entourage proche à l'autre famille, en mettant en avant à chaque fois les qualités personnelles de chacun. Entre deux toasts, on mange bien sûr, on danse aussi.

Voilà un repas fait pour durer des heures.

La famille arménienne est bien différente de la famille française. Tout d'abord, les liens familiaux, entre chacun des membres, sont beaucoup plus forts. La famille est une unité sacrée. C'est à l' homme de supporter les charges de la famille, d'où la grande responsabilité que d'assurer un revenu suffisant et de veiller à la bonne condition matérielle de chacun des membres.

S'il est le chef de famille, la femme est la chef de la maison, cela n'a rien de péjoratif, au moins dans mon idée. Le principe est que tout ce qui se passe dans les murs de la maison est sous la responsabilité de la femme. Tout ceci, comme nous l'avons déjà vu, n'empêche pas la femme de travailler, ni d'avoir accès aux droits élémentaires, par exemple, il n'y a rien qui interdit à une femme de conduire une voiture, ou d'avoir son propre compte bancaire...
L'Arménie compte, comme ailleurs, plusieurs femmes chefs d' entreprises, et le Karabakh a une femme ministre (de la santé) et a eu aussi une femme ministre des Affaires Etrangères (jusqu'en 2002). Mais cela reste l'exception.

Il y a un droit des femmes qui n'est pas encore aux normes mondiales, c'est au niveau du congé maternité. L'Arménie ne respecte pas encore la durée de repos obligatoire avec préservation du salaire et de l'emploi, les soins liés à la grossesse gratuits. Je pense que c'est plus une question financière qu'une volonté flagrante (comme certains le dénoncent) d'enfreindre la législation internationale.

Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

23. Nouvelles de Shushi : le 29 juillet 2004

Pour ceux qui ne connaissent pas, il ne s'agit pas d'une femme, mais d'une ville qui fut en son temps capitale culturelle d'Arménie et de tout le Caucase, au même titre que Tiflis, alors qu'Erévan n'était qu'un bourg et que Bakou ne faisait que commencer à se développer comme ville pétrolière.

C'était aux XVIIIeme-XIXeme siècles. Elle fut par exemple la ville du Caucase où furent publiés les premiers livres imprimés, dans les années 1820. Shushi l'Arménienne, c'est une ville de culture, de rayonnement. Malheureusement, heureusement, pour elle, elle est aussi un carrefour, ce qui a fait dire à un général russe : celui qui contrôle le rocher de Shushi (la ville est assise sur un rocher, cf. plus loin) maîtrise tout le Karabakh. Les vallées du Karabakh se croisent dans la vallée de Stépanakert, c'est-à-dire au pied de Shushi, 500-1000 mètres en contrebas.

Et les Turcs l'ont enviée et finalement en ont pris possession en la brûlant et en décimant ses habitants arméniens. Nous sommes en 1920, le Caucase est soviétisé et le Karabakh passé sous le contrôle de l'Azerbaidjan sur décision de Staline.

Et Shushi devint turque jusqu'en 1992, le 9 mai, le jour de sa libération par les Forces de Défense de la RHK (République du Haut-Karabakh) au cours de la guerre de Libération imposée par l'Azerbaidjan qui refusait de reconnaître la légitimité par referendum et demandes officielles aux autorités soviétiques qui avaient reconnu la normalité des démarches, sans toutefois exprimer leur soutien aux demandes des Arméniens du Karabakh.

La guerre se solda comme on le sait par l'émergence d'une République du Haut-Karabakh indépendante De facto, sortie de toute vassalité de l'Azerbaidjan.

Shushi est sortie de la guerre certes libérée, mais dans un état de démolition générale. C'est la ville des ruines, comme certains disent. D'autres la disent morte. D'autres fantôme. C'est peut-être plus juste. La ville a été si détruite que ne sont venus y habiter après la guerre, que des réfugiés d'Azerbaidjan et des désespérés d'Arménie pour qui cette ville représentait une amélioration de leurs conditions de vie !!!!!

Parmi les 3200 habitants qui y habitent désormais, on ne trouve qu'une infime part de spécialistes ou de techniciens. Par exemple, la mairie ne dispose d'aucun architecte. Ils sont envoyés de Stépanakert, par le gouvernement. La nouveauté c'est qu'il semblerait que sa reconstruction ait enfin été commencée. Depuis 2001, j'y vais chaque année, mais c'est la première fois que j'ai pu y remarquer des changements visibles. Shushi est connue pour son histoire, certes, pour ses monuments, certes encore, mais marque les esprits de ses visiteurs par sa pauvreté extrême qui est visible à chaque coin de rue, sur les visages maigres de ses habitants, l'absence de sourire chez les enfants dont une part est réduite à mendier quelques drams. Il n'y a pas de travail à Shushi, d'où le fait que des 10000 Arméniens qui s'y étaient réfugiés à la fin de la guerre, il n'en reste que 3200.

Mais comme je vous l'ai écrit, Shushi change désormais à vue d'oeil.
En un an, plusieurs grands magasins (40-50m2) ont ouvert. Auparavant, les boutiques se cherchaient, désormais une sorte de petit centre s'est créé, près de l'Eglise Ghazantchetsos. L'an dernier, une portion de rue était en construction, cette année, on la termine et une nouvelle est commencée. En même temps, des centaines de mètres de nouvelles canalisations d'eau sont posées pour alimenter enfin des bâtiments qui attendent un raccordement depuis plus de 10 ans maintenant. Le gaz alimente à présent plusieurs rues. Quand on entre dans la ville par Stépanakert (la ville a deux entrées), on est accueilli par un bâtiment de 7 étages (8 hark en arménien) en complète rénovation sur la place centrale. Ce sont les propriétaires de l'hôtel Shushi, dans la ville, qui financent cette reconstruction pour en faire un autre hôtel. De fait il sera le plus grand de tout le Karabakh.

Le gouvernement aussi y mène ses projets avec l'objectif de faire de Shushi un centre culturel et touristique. D'où la rénovation en cours d'une troisième église et d'une des deux mosquées de la ville (par l'association Chène de France). Enfin qui dit développement économique au Karabakh dit repeuplement, et Shushi est au centre de ce programme.

L'an prochain, l'Etat va rénover 50 appartements pour les donner à des réfugiés ou des personnes en situation précaire. L'Etat a prévu de leur assurer un emploi sur place: dans une usine de fabrication de tuyaux (pour l'eau et le gaz surtout, deux grands programmes en cours au Karabakh). Il existe une usine dans la région d'Askéran, elle a besoin d'augmenter ses capacités de production, Arkady Ghoukassian, le président de la République, a demandé au directeur d'ouvrir à Shushi la succursale pour développer la ville en y créant de l'emploi.

Je terminerai par le meilleur, la description de la ville :

La ville est située sur un rocher, donc à environ 1800 mètres d'altitude. Il y fait très froid l'hiver et frais l'été. On peut dire que la ville et son rocher ressemblent à un @ ou le a correspond à la ville et le cercle autour, au rocher. Le bas du @ est le nord avec Stépanakert en bas à 10km par une route en lacets. Le rocher est fermé dans sa partie supérieure et entouré dans la moitié supérieure gauche par une haute falaise imposante d'un kilomètre et demi de long. En continuant de la gauche, en passant par le bas, la falaise laisse la place à une pente raide. Par la partie en contrebas de la ville passe la route qui la contourne. On entre dans la ville par l'une des deux extrémités de la barre de droite du a. Par en bas depuis Stépanakert, par en haut en venant d Erévan. La ville en elle-même est circulaire avec une route qui en fait le tour. La mairie (partie basse de la ville) se situe au centre du contour inférieur du a. En tournant autour de la ville par la droite, on a un quartier avec principalement des bâtiments, avec un rocher qui grimpe de plus en plus haut. A l'angle en haut à droite (entrée depuis Erevan) on a une forêt de pins, de la forme des pins des Landes, avec un tronc rouge comme nos pins sylvestres (nos pins de montagnes en France). On longe la falaise entre pâturages et forêts, une forêt qui se densifie au fur et à mesure que l'on va vers l'est (à gauche). C'est de ce côté, entre une épaisse forêt de feuillus et la place de la mairie que l'on a un quartier pavillonnaire dont les maisons disparaissent dans le brouillard d'une végétation des plus riches. Les potagers n'ont quasiment pas besoin d'arrosage, mais d'un désherbage constant.

La partie pavillonnaire est totalement habitée et les anciens bâtiments sont aux ¾ vides. Et quand on visite la ville, ses monuments, on ne voit que ces bâtiments brûlés mais toujours debout.

Shushi brulée (en 1920)
Shushi occupée (1920-1992)
Shushi libérée (9 mai 1992)
Mais Shushi toujours là (2004) !

Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

22. Visite de Vasguenashen : le 18 juillet 2004

Je vous avais dit que je vous emmènerais au bout du monde, nous y allons.

D'abord qu'est-ce que le bout du monde ? Dans l'esprit de chacun, c'est un endroit perdu, loin de tout, où l'on ne trouve rien ou presque. C'est un endroit où la vie ne peut se dérouler normalement en raison de l'éloignement. Ceci est une définition au sens figuré. Au sens propre, cela correspond à un endroit qui se trouve au bout, d'où l'on ne peut pas continuer. C'est ce que l'on appelle la fin du monde, son extrémité.

Comme plusieurs d'entre vous le savent, le Karabakh est toujours en opposition avec l'Azerbaidjan. Les hostilités sont certes en arrêt depuis 10 ans à présent, mais il n'en reste pas moins que les tanks arméniens font face aux tanks azéris, et que le premier qui s'aventure à vouloir traverser cette ligne est accueilli comme il se doit, comme un invité dont on ne raterait pour rien au monde la venue. Dans le meilleur des cas il est fait prisonnier, au pire il est tué. Cela arrive de temps de temps, c'est ce que l'on appelle les échanges de tirs sur la ligne de contact et qui suscitent plus ou moins d'attention.

Donc j'ai décidé d'aller visiter un village à la frontière de la région de Martouni (est du Karabakh), le village de Vasguenashen. Vasguenashen a la particularité d'être un village reconstruit récemment, qui compte une cinquantaine de maisons.

Pour m'y rendre, je vais à la gare routière de Stepanakert. Il faut savoir que la quasi totalité des villages du Karabakh sont reliés par une ligne d'autobus directe ou non avec Stepanakert. Donc on me dit que pour ce village il y a 3 allers-retours, mais pas le dimanche et nous sommes dimanche. Que nenni, je vais y aller quand même en utilisant d'autres lignes. Donc je prends le premier autobus qui quitte la ville vers l'est. Allant vers le nord, Martakert, je descends à Aghdam et commence à marcher vers le sud. Au bout d'un ou deux kilomètres de marche, une voiture me prend en stop. Je lui dis que je vais à ce village, le chauffeur me répond qu'il connaît, qu'il me laissera au carrefour et qu'il ne me restera que 6 kilomètres à faire à pied ensuite. Au croisement dit, il me laisse, et je commence à marcher. Finalement une voiture passe, va pour me mener à mon village, mais le chauffeur me dit que le village en face, c'est celui de Bertashen. Vasguenashen, c'est le croisement précédent!!!! Pour votre information, il n'y a pas de panneaux au Karabakh et en Arménie, ou seulement le minimum. Bien que la situation s'améliore.

Autour de Stepanakert, ils commencent à mettre des panneaux réfléchissants pour les rendre visibles la nuit, un peu comme en France, sauf qu'ils sont tous fabriqués à la main avec des ciseaux. Donc je repars à pied, une voiture me prend et finalement me laisse au croisement de la route de Vasguenashen. Du croisement au village, il faut compter 8 à 10 kilomètres. En général cela ne pose aucun problème, sauf que sous le soleil écrasant de cette fin de matinée je commençais à avoir un peu soif. La bonne nouvelle c'est qu'il y avait un ruisseau qui coulait le long de la route. La mauvaise, c'est qu'il y avait des panneaux vous avertissant de la présence de mines en dehors de la route. Je n'ai pas besoin de vous expliquer comment je me suis résolu à boire un peu plus tard, quand ce ruisseau croisa finalement la route.

Le Karabakh est l'une des régions les plus minées au monde, chaque année, il est rapporté un certain nombre d'accidents. Une association anglaise, Halo Trust, travaille au déminage, elle prévoit le déminage complet de tout le Karabakh d'ici à 5-7 ans. Le point positif, c'est que ce problème (parmi les plus urgents à régler) a un temps limite. Ici, dans tous les domaines, il y a des manques, des problèmes, des difficultés, mais ce que l'on remarque c'est qu ils sont résolus avec le temps. Pour les mines, je vais vous rassurer, vous pouvez venir au Karabakh sans aucun risque, toutes les zones fréquentées par les touristes ou simplement les zones habitées sont à présent totalement sécurisées. Restent des territoires comme à quelques kilomètres de ce village. Les mines, certes ont une conséquence humaine, mais aussi économique car ce sont autant de terres qui ne peuvent être cultivées et où les troupeaux ne peuvent paître. Et les terrains minés sont souvent les terrains qu'il était difficile de défendre, comme les plaines.

Le village de Vasguenashen surprend car toutes ses maisons sont identiques et blanches. Je vous rappelle qu'on est dans le pays de la pierre. C'est le gouvernement qui finance sa construction. Les maisons sont attribuées gratuitement aux familles qui en font la demande (d'Arménie ou d'ailleurs) et aux jeunes du village qui se marient. Les maisons deviennent la propriété de leur bénéficiaire après 10 ans de logement permanent. En complément, l' Etat attribue un prêt de 200 000 drams (environ 400 euros) pour permettre à la famille de s'installer, achat de bétail par exemple ou de meubles…, prêt à un taux de 0.5% remboursable sur 20 ans. Les frais de déménagement sont entièrement pris en charge par l'Etat. Il est aussi attribué, comme à tout habitant du Karabakh, 0.6 ha de terres par membre de la famille. Il y a aussi la possibilité de louer des terres appartenant au village. Les premiers habitants sont arrivés il y a 4 ans, dont deux personnes de Syrie. Le projet prévoit la construction d'une localité de 1000 maisons en 10/20 ans. Une école neuve va ouvrir en septembre.

Le village détient un record dans le Karabakh: celui du nombre de familles très nombreuses, proportionnellement à sa population. On a une championne, Tamara avec 11 enfants (le dernier est né il y a 3 mois), suivie de Seda, 10 enfants (le dernier a 1 mois et demi) et en troisième position on trouve Anahit, 8 enfants. Le village (50 maisons) compte 150 enfants scolarisés!! Vous comprendrez mieux que la première demande des villageois, c'est la construction d'une maternelle.

Vasguenashen n'a pas de téléphone fixe, seulement le portable, ne capte pas la télévision du Karabakh, seulement la télé d'Azerbaidjan, mais l'eau est de première qualité et en utilisation libre. Le village se situe en pied de colline où il capte l'eau de source qui descend directement dans chacune des maisons. L'électricité vient de la région de Martouni.

Le village vit de l'agriculture, des champs de blé à perte de vue, de jardins potagers et d'élevage, dont les productions sont vendues sur les marchés de Stepanakert, d'où les 3 allers-retours hebdomadaires.

Mais quand vous parlez avec Anto, l'un des candidats au poste de maire du village (élections municipales au Karabakh le 8 août prochain), ce qui est attendu avec impatience c'est l'ouverture d'une petite fabrique, de tapis par exemple, ou autre, pour permettre de développer l'économie du village. La croissance démographique du village ne pourra être assurée que si les gens ont de quoi vivre. La jeunesse ne restera que si elle a du travail.

Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

21. Stepanakert - Premiers contacts : le 12 juillet 2004

Le premier contact physique que l'on a avec le Karabakh, c'est la route. La route est la seule ouverture du Karabakh (excepté l'hélicoptère, un peu cher, et en plus c'est sans les paysages d'Arménie qui défilent). Donc va pour la route! Je dis la route, au singulier car il n'y en a qu'une, c'est là que le mot enclave prend tout son sens. Le Karabakh n'est relié au monde que par une seule route, et encore il a fallu la construire car celle qu'il y avait était à peu près impraticable. Cette route, c'est la Route de la Vie construite par le Fonds Arménien, c'est-à-dire par la diaspora arménienne, par une partie de vous lecteurs donc. Au moment de son ouverture, c'était l'une des plus belles de tout le Caucase. Aujourd'hui, elle est toujours en parfait état, mais par exemple en Arménie on a à présent de véritables autoroutes de montagnes, c'est assez fantastique de voir le travail réalisé par la fondation Lincy, financée par le milliardaire américain, Kirk Kirkorian. Et la Route de la Vie est un véritable bijou. A chaque fois, c'est un pincement au coeur que de voir le panneau du Fonds qui dit cette route a été construite par la communauté arménienne, et de voir la qualité de son entretien assuré par un arménien de Suisse, Vahé Karapétian.

J'en profite pour vous dire que les routes au Karabakh se comptent sur les doigts d'une main, je veux parler des routes carrossées. Il y a la Route de la Vie donc, et la Route dorsale en fin de construction, je l'ai constaté moi-même sur le terrain, les travaux avancent à rythme soutenu, et il ne reste que quelques tronçons à financer. On devrait bientôt disposer de plus de 220 km de route aux standards européens. On peut s'en réjouir, certes, mais il ne faut pas oublier que si ces 2 routes relient entre elles et au monde la moitié des localités de la région, il reste l'autre moitié qui ne dispose toujours pas de liaisons normalement praticables. Soit dit en passant, c'est un peu pareil pour l'Arménie quand vous sortez des routes nationales. Voilà pour le chapitre des routes, pour approfondir la question, soit vous l'avez déjà constaté par vous-même, soit ce sera au cours de votre prochain voyage.

Après la route, on a Stepanakert, et en soit, cette capitale est aussi un monument. De la frontière de l'Arménie à Stepanakert, il faut compter 1 heure 30 de virages à flanc de montagne. Pour les fragiles du coeur, évitez de manger avant le départ d'Erevan, on reçoit des virages pendant 4 heures de routes, la première heure étant la ligne droite dans la vallée de l'Ararat. Au cours de ce voyage (d'Arménie à Stepanakert) vous ne traverserez qu'une seule bourgade, Perdzor, dans le détroit de Latchine. Pour vous permettre de comprendre à quoi ressemble Latchine, c'est une ville à flanc de montagne en reconstruction vitesse très grand V. Rien que depuis la route, on voit 2-3 grues en action et des dizaines de chantiers de maisons et de bâtiments en réfection. Chaque année la reconstruction s'accélère. C'est à se demander jusqu'où ils iront.

Et puis arrive ce virage où Stepanakert apparaît en contre-bas, c'est-à-dire que vous êtes 500 mètres au-dessus de la ville avec une vue panoramique de première. Alors vous réfléchissez, et vous vous dites: je viens de faire 5 heures de routes depuis Erevan et enfin de nouveau la civilisation, et puis vous réfléchissez autrement et vous vous dites, c'est cette petite bourgade de 50 000 habitants qui dérange tant de chancelleries ? Cela en vaut il la peine ? Cela dépend de quel côté on se place… Donc on descend la colline par une route des plus sinueuse, une dizaine de lacets.

Ensuite, enfin, vous entrez dans Stepanakert. Non pas tout de suite, au premier rond point (à la française), vous tournez à droite, vous vous retrouvez sur une voie rapide qui contourne par l'est au bord de la rivière l'ensemble de la ville. Cette route a été construite juste après l'armistice et elle est d'une qualité telle qu'on ne fait pas mieux en France. Au rond point suivant, vous prenez à gauche (tout droit et vous êtes à l'autre extrémité de la ville). Vous voilà en plein centre ville. Vous remontez l'avenue principale qui grouille de monde et d'activité (les façades sont en cours de ravalement sur toute sa longueur), vous êtes arrivé à la gare routière, elle aussi en reconstruction, un grand bâtiment de 2 étages.

Bienvenue à Stepanakert, une ville perdue dans une région perdue du Caucase, c'est-à-dire à l'autre bout du monde.

Dans mon prochain message, je vous amène au terminus du Karabakh, dans un village loin de tout, où vous ne trouvez pas grand'chose si ce n'est une ferme volonté et détermination de garder un Karabakh arménien. C'est vrai je ne vous l'avais pas encore dit, mais jusqu'à preuve du contraire, le Karabakh est arménien, et semble-t-il l'a toujours été. C'est vrai qu'on trouve sur place une espèce rare de gens têtus, bornés, déterminés, mais d'une élégance sans pareil, là vous m'excuserez messieurs, mais je pense à nos femmes, ou plutôt à celles du Karabakh. Des bijoux d'élégance.

Ces derniers jours, il fait entre pluie et nuage, entre 15 et 20 degrés. Ne cherchez pas à comprendre, mais 90% de ceux et celles que vous croiserez dans la rue sont en manches courtes et ne s'encombrent pas de parapluie. Les femmes, les premières.

Quand je vous disais qu'ils sont formatés autrement !

Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

20. Arrivée à Stepanakert : le 07 juillet 2004

Après un contre temps et un peu plus d'un mois d'attente active à Erevan, je suis arrivé à Stepanakert samedi, il y a 4 jours. Mon déménagement suit son cours, et mon installation va se préciser dans les jours à venir. Dans un premier temps j ai été installé à l'internat de l'Université. L'Etat m'a donné une chambre le temps que je me trouve un logement personnel.

Désolé de ne pas vous avoir envoyé de nouvelles depuis Erevan, mais l'accès à l'ordinateur ne m'était pas du tout commode. A Stepanakert, les choses sont différentes, la ville est plus petite (50000 habitants environ), l'ordinateur est un outil de travail très répandu, et l'Internet est utilisé par la plupart des jeunes et par une tranche toujours plus nombreuse de travailleurs.

Stepanakert est une petite ville à 1000 mètres d'altitude avec un climat plus clément qu'Erevan, moins chaud l'été et moins froid l'hiver. C'était aussi une région plus humide avec une végétation d'un vert étincelant quand les pentes des montagnes d'Arménie jaunissent l'été. Stepanakert est tout ce qu'il y a de plus atypique. Ceux qui s'y sont rendus peuvent en témoigner. On y reviendra. En attendant, je vous propose de découvrir le Karabakh avec ce qu 'il a de meilleur, l'humour arménien.

Voici quelques blagues choisies entendues ici à Erevan et à Goris :

On est en 1988, deux peuples commencent à se disputer dans une région perdue d'URSS.
Il s'agit des Arméniens et des Azéris au Haut Karabakh.
Gorbatchev, fatigué se couche.
Les années passant, il ne se réveille que 20 ans plus tard. Etonné qu'on ne l'ait pas réveillé, il demande qu'on lui passe une carte du monde pour voir les changements qu'il y a eu.
Quelle n'est pas sa surprise de constater que le monde entier est désormais unicolore, ou presque.
Il demande ce qui s'est passé.
Et l'un de ses assistants lui répond : " tu te rappelles la dispute dans le Haut Karabakh ? Eh bien l'Arménie a finalement conquis le monde ! "
Gorbatchev de demander : " Mais ce point-là dans le Caucase, cette tache, c'est quoi ? "
- Ah ça ? C'est le Haut Karabakh, elle n'a jamais pu le prendre !

Un soldat arménien discute avec son supérieur .
Le chef lui demande : " Soldat, tu es de garde sur la frontière face à l'Azerbaidjan et deux Turcs se présentent, un sur ta droite et un sur ta gauche, que fais- tu ?"
- Je prends mon fusil et je tue le Turc à ma droite et je tue le Turc à ma gauche !
- Bien soldat. Mais dis-moi, si jamais il se présente 10 Turcs, 5 à ta droite et 5 à ta gauche ?
- Je prends mon fusil et je tue les 5 Turcs à ma droite et je tue les 5 Turcs à ma gauche !
- Bien soldat. Mais dis-moi, si jamais il arrive 50 Turcs, 25 à ta droite et 25 à ta gauche, que fais-tu ?
- Je prends mon fusil et je tue les 25 Turcs à ma droite et je tue les 25 Turcs à ma gauche !
- Bien soldat. Mais dis-moi, si jamais il se présente 200 Turcs, 100 à ta droite et 100 à ta gauche, que fais-tu ?
- Monsieur, vous me permettez de vous poser une question ?
- Je vous en prie !
- Je suis tout seul dans l'armée ?

Les francais ont les Belges, les Arméniens ont les aparantsis (habitants de la ville d'Aparan en Arménie) et les karabakhtsis ont les Khounoushinaktsis (habitants de Khounoushinak dans la région de Martouni au Karabakh (village du ministre des finances pour le détail du jour).

Donc vous avez le roi de la région de Sevan (plus grand lac d'Arménie (et du monde à cette altitude), 25 km de large et 75 km de long) qui entre en guerre avec le roi d'Aparan pour la possession du lac Sevan.
Ils se font la guerre, mais aucun des deux n'arrive à vaincre l'autre.
Finalement ils négocient et décident de partager le lac en deux suivant la ligne médiane.
Le roi de Sevan installe son bateau au bord de la ligne de démarcation ; de son côté, le roi d' Aparan fait de même.
La nuit vient et le roi de Sevan n'arrive pas à trouver le sommeil en raison d'un bruit énorme.
Il monte sur le pont de son bateau et voit le roi d'Aparan en train d'utiliser une grosse machine pour prendre l'eau du côté du roi de Sevan et la reverser de son côté.

Comme vous devez vous en douter, les Azeris ont bonne réputation au Karabakh. Pour en témoigner voici un extrait du discours d'Arkady Ghoukassian, président de la République du Haut Karabakh, en voyage en France en novembre 2003. Vous saisirez ainsi la finesse du discours pour présenter son pays voisin à son auditoire. Ce qui suit est basé sur des faits réels. Je préfère le préciser au cas où certains en douteraient :
" Vous savez au temps de la guerre, les Azéris avaient des avions, mais ils n'avaient pas de pilote, ils ne savaient pas piloter. Mais comme ils avaient de l'argent, ils ont payé des mercenaires, principalement d'Ukraine et de Russie pour piloter leurs avions et bombarder les positions arméniennes. Au fil de la guerre les Arméniens se sont équipés en missiles anti-aériens et puis ils ont commencé à abattre des avions. Les missions devenant plus dangereuses, les mercenaires demandaient plus d'argent. Puis ils ont demandé à moins s'approcher parce que c'était trop dangereux. C'est ainsi que tirant de plus en plus loin, ils en sont venus à bombarder les Azeris ! "

Je vous propose d'en rester là pour aujourd'hui, désormais au Karabakh, nous allons pouvoir garder un contact plus régulier. Vous pouvez bien sûr toujours me poser des questions, je ferai de mon mieux pour vous répondre.

Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

19. Erevan sort de terre : le 08 juin 2004

Je sais cela fait quelques semaines que je n'ai pas écrit, mais je suis surchargé de travail et je n'ai pas un accès facile à l'Internet. Un contre temps de dernière minute ne m'a pas permis d'aller à Stepanakert en mai, je fais donc une halte à Erevan, jusqu'à fin juin. Quand je parle de travail, c'est pour beaucoup de l'administratif pour régler mes histoires de passeport (j'ai demandé un permis de séjour de 10 ans). Je suis aussi en train de créer une entreprise avec un ami afin de pouvoir acheter un terrain, car ma situation de Français m'interdit de le faire directement ; j ai choisi l'option du terrain car les prix des appartements sont totalement prohibitifs, cela suit une augmentation quasi exponentielle. Les terrains restent accessibles, je construirai une maison quand je pourrai, mais au moins j'ai réservé mon terrain. Il faut compter 10/15 dollars le mètre carré, toutes taxes comprises quand on achète le terrain à la mairie. A un privé, ce tarif est au moins le triple pour le même terrain !!!

Et la construction va bon train à Erevan, la capitale de l'Arménie pour ceux qui l'auraient oublié. Tout le centre est en reconstruction et désormais les constructions de nouveaux bâtiments d'habitation débordent du centre ville et touchent l'ensemble de la ville. C'est impressionnant de voir toutes ces grues en action. Vous me demanderez s'il y a une demande suffisante pour autant d'appartements? Je vous répondrai que les prix n'atteindraient pas les valeurs actuelles s'il n'y avait pas d'acheteur. Un voisin a acheté 40 000 dollars 700m2 de terrain nu, un autre 70 000 dollars, 500 m2 mais la maison était déjà construite!!!! Dans le centre ville, on ne trouve rien en bâtiment neuf à moins de 1000 dollars le mètre carré.... Les prix sont tirés à la hausse par la demande des non résidents, les Arméniens de diasporas mais pas seulement. C'est ainsi que certains très riches ont acheté plusieurs des appartements du centre pour les louer aux personnels des ambassades... De ce fait la population achète à des tarifs plus abordables, autour du centre, où les prix augmentent aussi. Cela va peut-être en étonner certains, mais il y a une demande intérieure. Par exemple un habitant du centre ville vend cher son appartement et pour le même prix il achète un terrain et y fait construire une maison. C'est la mode on pourrait dire. Et puis il y a une activité économique qui explose aussi. Certains jeunes peuvent donc se marier et s'installer dans un appartement avec l'aide de leurs parents, ou par l'obtention d'un prêt s'ils ont un bon travail (400 dollars par mois). C est ainsi que les banques sont en train de lancer de nouvelles formules de prêts immobiliers.

Au niveau des magasins, on assiste a la même fièvre. Ou que vous vous baladiez dans Erevan des magasins sont en cours de construction. Dans le centre d'Erevan, on assiste à une concentration avec l'ouverture de grands magasins. Au niveau magasin, on peut dire que les riches jouent à celui qui ouvrira le plus grand supermarché (au moins quelques centaines de mètres carrés). L'an dernier, la mode était à l'ouverture de café, la mairie d'Erevan a mis le holà et certains ont même été démontés des espaces verts où ils s'étaient implantés sans autorisation. Cette année chacun construit son magasin et achète son appartement ou construit sa maison.

De ce fait, les magasins de bricolage et de matériel de construction connaissent leurs beaux jours (et ce n'est pas près de s'arrêter) tout comme les magasins d'équipement de la maison, meubles, électroménager...

Désormais, on voit des villes comme Achtarak, à 20km au nord d'Erevan connaître une inflation des prix, dans des proportions moindres, mais quand même. Le terrain que proposait mon ami à 6500 dollars (cf. mails précédents) a trouve preneur à 6000, il l'avait acheté 1 700 il y a deux ans. Pour les appartements à Achtarak, c'est la même chose, désormais il faut compter 7 000 dollars pour un appartement et 20 000 pour une maison.

Pour le Karabakh, c'est pareil, mais cela se limite à Stepanakert et la région d'Askeran : à Stepanakert, il faut compter 15 à 30000 dollars la maison et 130 dollars (moyenne) le mètre carré d'appartement. A Askeran, les prix sont respectivement de 3 500 la maison en moyenne et 35 dollars le mètre carré l'appartement.

Je ne me rappelle plus quel ministre avait déclaré "quand le bâtiment va, tout va", s'il ne s'est pas trompé alors l'Arménie a de beaux jours devant elle.

Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

18. Goris - Revenus de la population (2) : le 22 mai 2004

Pour réunir les dollars nécessaires, il y a plusieurs méthodes. Généralement chacun reçoit de plusieurs sources. Par exemple, un professeur de plus de 60 ans va recevoir son salaire de professeur (35 000 drams), une prime d'ancienneté (10 000 drams, annulée pour les nouveaux anciens) et une retraite (5 à 10 000 drams). Soit un total de 45 à 50 000 drams (presque 100 dollars). Pour les professeurs, il y a un complément de revenu quasi général: les cours particuliers. Il faut compter 10 à 20 000 drams par mois par élève (2 à 3 fois par semaine, 2 à 3 heures de cours à chaque fois). Et il n'est pas rare que le professeur fasse cours particulier par groupe d'élèves (2 à 6 élèves simultanément). A noter que pour les étudiants, c'est une opportunité de travail aussi, jusqu'à 10 000 drams par mois.

Ensuite, il y a ceux qui ont des magasins. Même s'il ne tourne pas suffisamment, sa seule existence permet en plus de compléments de revenus (parfois non négligeables) de bénéficier de prix de magasins, et donc d'une certaine manière de faire des économies. J'ai rencontré une famille qui m'expliquait qu'elle vivait avec 50 000 drams par mois, sans autres revenus. Au cours de la discussion, elle m'a ensuite expliqué que sa cousine avait un magasin et qu'elle s'y fournissait gratuitement en quantité voulue.

J'ai oublié un complément de revenu non négligeable: les jardins. La population ne les compte pas comme un revenu. et même s'ils ne vendent pas leurs produits, le jardin permet des économies de revenus, voire un mieux vivre, par exemple avec la consommation du lait (non vendu), des oeufs (45 drams l'unité), et la préparation possible (et effective) de beurre et de fromage. Toujours dans le domaine agricole, il y a ceux qui sont originaires de villages (c'est a dire une bonne part de la population de Goris si l'on prend en compte les parents, ce qui est le cas). Ceux-là possèdent des champs (attribués par l'Etat d'Arménie), 0.4 hectare par personne de la famille (0.6 hectare au Karabakh, densité moins importante aidant). La famille habitant en ville, elle ne peut exploiter ces champs, elle les met donc en location, 5 à 6000 drams l'hectare par an (c'est peu), mais elle est aussi rémunérée en nature sur les récoltes elles-mêmes (ce sont ces compléments que certains appellent aussi corruption), du blé par exemple avec lequel on pourra préparer du lavach (pain libanais).

D'autres choisissent le cumul d'emplois. Par exemple l'un des rares juristes de la ville qui exerce pour la mairie, au tribunal, pour l'association Sakharov (qui s'occupe des réfugiés de la guerre du Karabakh) et en cumul de tout cela, il est conférencier à l'Institut. A chaque fois, cela fait un emploi, donc un salaire. Ensuite, je vous prends l'exemple d'un chauffeur de taxi qui est généralement taxi, mais à l'occasion, il vend des citrons de son jardin, et il est l'un des fournisseurs d'herbes aromatiques de la ville (il va à Erevan en acheter plusieurs centaines et les revend aux commerçants à Goris). Sur ce dernier point, ce qui est impressionnant, c'est de savoir que des produits agricoles sont importés d'Erevan et ne sont pas produits sur place avec des coûts de transports bien moindres. Voici le détail de ces dépenses: il achète chaque botte d'herbe 30 drams à Erevan; il consomme pour 10 à 15 000 drams d'essence à chaque aller retour, et revend 100 drams la botte d'herbe qui se retrouve à 150 drams sur les étalages; pour 1000 bottes achetées, il paye 30 000 drams de fournitures, 15 000 de transport, et obtient 100 000 drams de recettes, soit un bénéfice de 55 000 drams pour 2 jours de travail, mais il ne fait qu'1 à 2 aller- retour par mois, et ses transports varient de 300 à 700 bottes d'herbes; faites vos calculs). Ce chauffeur a aussi une deuxième maison à Goris qu'il loue (environ 5 à 10 000 drams par mois) et ses deux fils travaillent à Erevan, l'un dans un magasin d informatique.

J'ai plusieurs exemples de ce type, une personne qui vend à Erevan des lapins, une autre qui a un magasin non déclaré dans son appartement!!! (chacun le sait, mais cela reste non déclaré), comme l'hôtel de Goris, non déclaré aussi, mais utilisé par tous, y compris par la mairie pour loger les délégations!!!! Il y en a qui vendent des fleurs du jardin...

C'est pour cela que quand je cherche à savoir de quoi vit une personne, une famille, je pose désormais au moins deux questions: quel travail faites-vous? et vonts yola gnoum ek (comment vous vous débrouillez). généralement, la réponse à la deuxième question est plus intéressante que celle à la première qui peut être "je ne travaille pas"! alors qu'à la deuxième il y a toute une série d'activités lucratives présentées. Et je dirais que c'est la grande différence avec la France. En Arménie, le travail déclaré principal rapporte souvent moins que les activités annexes ou les autres sources de revenus.

Là où cela représente une grande meurtrissure pour le pays, c'est que les impôts ne sont calculés que sur la base du revenu principal déclaré. Ceci explique peut-être aussi cela. Et donc, je ne dis pas que c'est valable pour tous, loin de là, il y a des recettes fiscales qui se perdent et donc des dépenses possibles pour améliorer la vie de tous les jours qui se perd. Car en France, théoriquement, vous devez déclarer tous les types de revenus que vous recevez. En Arménie, le théoriquement n'existe même pas. J'ose espérer qu'une fois être parvenu à un taux de récoltes des impôts sur les entreprises et les grosses fortunes convenable, c'est à dire plus de 90% (chiffre presqu atteint aujourd'hui), l'Etat va réussir à convaincre la population de l'intérêt qu'elle a à déclarer l'ensemble de ses revenus. Alors les vrais pauvres apparaîtront plus clairement, et les moyens riches aussi ce qui augmentera les recettes fiscales.

A la question "Travaillez-vous?" quelle signification donner donc à la réponse "Je ne travaille pas.". C'est une question de considération du travail. Qu'est ce qu'un travail ? En Arménie, c'est une occupation quotidienne qui rapporte un revenu avec une base fixe et qui se pratique dans le cadre d'une entreprise enregistrée (libérale ou non) administrativement parlant. Ainsi, travailler dans son jardin, récolter des fruits et les vendre aux commerçants est du non travail, par contre, les vendre sur le marché est du travail. Je suis arrive à cette définition du travail au cours de mes entretiens, sûrement qu'il me faut encore y travailler pour mieux la préciser, mais je ne pense pas m'en être bien approché.

En tous les cas, à Goris, le revenu principal reste malheureusement le travail de quelques acres* de terre, et comme chacun le sait, c est le travail qui rémunère le moins. Comme dit plus haut, il faut visiter les magasins pour voir se qui se vend.

On comprendra mieux pourquoi l'Arménie n'a pas encore ratifié certains règlements internationaux fondamentaux: sur le travail des enfants (souvent dans des magasins) ou celui sur la durée de repos obligatoire des femmes enceintes qui est de 12 semaines en Arménie au lieu de 14 dans les normes internationales. Je pense que c'est une question financière plutôt qu'une non volonté de ratification. Et le premier qui s'opposerait serait peut- être le peuple qui pour une bonne part a besoin pour sa vie de tous les jours du non respect de ces normes. La population arménienne ne se plaint pas de devoir travailler, elle se plaint de ne pouvoir travailler autant qu'elle le voudrait.

Pendant ce temps, cela fait plusieurs articles de journaux déjà qui paraissent sur le sujet: la reconstruction de Shushi est un des projets désormais prioritaire. Les changements sont déjà visibles sur le terrain (nouvelles rues, bâtiments rénovés, ouverture de magasins, annonce d'ouverture d'usines dans un proche avenir...). On en reparlera quand je m'y rendrai.

* l'acre est une ancienne mesure agraire qui valait 52 ares

A bientôt du Karabakh,
Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

17. Goris - Revenus de la population (1) : le 20 mai 2004

Voilà deux mail consacrés à un sujet des plus centraux. Qu ils vous permettent de mieux appréhender la vie au quotidien, côté revenu familial. Je pense que d'une certaine manière cet exposé peut s'appliquer plus ou moins parfaitement à toute l'Arménie aussi juste qu il pourrait l'être pour Goris.

C'est un sujet qui concerne toute l'Arménie: comment la population vit avec un salaire moyen officiel de 50 dollars (25 000 drams). Réponse : elle ne vit pas.

25 000 drams correspond à quelque chose près à mon budget mensuel (20 000). Donc 15 000, c'est à dire 500 drams par jour. Qu'avons-nous avec 500 drams par jour (ce que je dépense donc pour m'alimenter): un pain de 600 grammes (180 drams), 150 à 250 grammes de fromage ou de beurre (1100 drams le kilo pour le fromage et 1700 pour le beurre) (200 drams) et en gros 200 drams pour les autres dépenses de la vie quotidienne (bus (50 drams), hygiène...) et pour acheter des fruits, des pâtes, du chocolat, des bonbons. Autant dire qu'on n'a accès à rien, c'est pour cela que je me suis réservé 20 000 drams supplémentaires pour payer les dépenses non quotidiennes: les allers retours avec Erevan et les taxis (une à deux fois par semaine 500 drams), le coiffeur (500 à 700 drams par coupe), l'achat de petite vaisselle, des cadeaux pour les fêtes, des fleurs, le téléphone (depuis la poste)...

Et ce n'est qu avec ces 20 000 supplémentaires que je peux boucler mon budget. Et je suis tout seul. En fait, une personne seule peut vivre avec 3 à 5 000 drams par mois en ne mangeant que des pommes de terre! Par ailleurs, je ne compte pas dans mon budget mensuel les dépenses vestimentaires et il y a un certain nombre de dépenses que je n'ai pas: électricité, eau, femme (en gros 20 000 drams par adulte), enfants (10 000 drams par mois, sans les habits bien sûr) (plus leur scolarisation (2 a 3 000 drams de plus par mois).

Tout ceci pour vous montrer qu on ne peut pas vivre avec les 50 dollars officiels et d'ailleurs que la population ne vit pas avec les salaires déclarés.

On s'en convaincra en sachant qu'il est peu de maisons qui n'aient pas une télévision neuve (au moins 75 000 drams (150 dollars)). Ensuite on s'étonnera encore dans ces conditions du fait que les étudiants aient sur eux des sommes d'argent qui permettent d'acheter à l'improviste des livres présentés pendant les cours (1000 a 5000 drams) ou tout simplement qu'ils puissent payer 150 000 drams leur inscription annuelle (300 dollars), ou de la très fréquente organisation de fêtes (grands repas à la maison, dans un bar....) ou des perpétuels allers retours effectués entre Erevan et Goris (environ 100 personnes par jour, soit l'équivalent de 10% de la population de la ville chaque mois). Et les exemples de ce type sont très nombreux. Alors comment vivent ils? Comment boucle-t-on un budget mensuel non pas de 50 dollars comme déclaré officiellement, mais de 200 à 250 dollars?

Ils yola gnoum. Chaque famille se débrouille pour réunir les 200 à 250 dollars qui assureront leur subsistance. Car je ne veux pas vous faire croire qu ils vivent tous très bien, loin de là, seulement une minorité a un minimum pour bien vivre, la moyenne vit, et peut-être 20 a 30% connaissent plus ou moins de privations pour assurer un minimum, c'est-à-dire de ne pas manger que des pommes de terre et de pouvoir renouveler les vêtements, de pouvoir payer les factures de téléphone... Et cette dernière part de la population vit effectivement avec l'équivalent du revenu moyen, voire souvent moins, mais elle ne correspond pas à la moyenne nationale. car tout le monde est devenu débrouillard, tout le monde a dû s'adapter en prenant un rythme de vie, en s'organisant de telle sorte qu il leur soit possible de subvenir à leur minimum.

Le niveau de la population peut être évalué en observant tout simplement ce qui est vendu dans les magasins, en restant quelques minutes devant chacun d'eux pour en constater la fréquentation et donc avoir une idée de qui peut acheter quoi. A Goris, comme déjà précisé, les magasins sont des moins développés, mais il y a une très belle bijouterie (je n'ai jamais vu personne y entrer), il y a un magasin de meubles qui a une fréquentation régulière (une à deux personnes par heure), deux trois magasins de télé petit électroménager. Les femmes sont généralement bien habillées, voire très bien habillées, avec une coiffure entretenue... Je parle pour les habitants de Goris, pas pour les guratsis (les villageois).

Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

16. Goris - Economie : le 17 mai 2004

Goris est une ville de 30 000 habitants, dans la région du Syunik, à 230 km au sud d'Erévan, au croisement des routes reliant Erevan au Karabakh, à l'est, et à l'Iran, au sud. Il y a une règle qui dit: pour qu'un petit trouve sa place face aux grands, il doit se spécialiser. Cette règle est valable pour une ville ou un village, à l'échelle d'un pays voire simplement d'une région.

Quelles sont les spécialités des villes du Syunik? Sissian (10 000 hab., 30 km au nord) a des champs en surcapacité qu'elle loue à la population de Goris, Kapan (40 000 hab. à 60 km au sud) et Kadjaran (20 000 hab. 20km après Kapan) sont des villes minières (Molybdène), Méghri et Agarak sont en plus des deux villes frontières avec l'Iran, avec un business adapté.

Attention ce n'est pas la cohue que l'on peut imaginer, mais une plate-forme d'echange et un espace d'étape pour les camions venant d'Iran (Tabriz est à plusieurs centaines de kilomètres).

Les mines du Syunik font de l'Arménie un pays qui a sa place dans le monde pour la production de molybdène.

Et Goris alors? C'est un carrefour. le Syunik (200 000 hab.) est la porte de l'Arménie vers l'Iran (60 000 000 hab.) et le Karabakh (150 000 hab. avec une croissance démographique dynamique(politique de repeuplement). C'est-à-dire qu il est possible pour Goris de s'établir comme un marché régional. Les commerçants pourraient y acheter leurs marchandises (environ 1000 magasins dans la zone couverte) sans avoir à remonter jusqu'à Erevan pour faire leurs courses au marché comme tout le monde.

Le problème, c'est qu'aujourd'hui, elle n'a pas le visage d'une ville qui profite d'une position aussi formidable. Quand on dit que Goris est un gros village (maison, jardin, maison, jardin, jardin, maison, maison jardin...) cela sous entend aussi son développement organisé par bien des aspect comme dans un village. On ne compte à Goris qu'un peu plus de 100 magasins (plus de 600 à Stépanakert (50 000 hab.) et souvent plus grands). On n'y trouve qu un seul marché (avec une partie plein air) d'une rare pauvreté en nombre d'étalages. Seul l'étage des vêtements est occupé totalement, le rez-de-chaussée et l'extérieur sont pour ainsi dire vides (pas plus d'une vingtaine d'étalages en tout!!!!). 95% concernent l'alimentaire et l'habillement. La ville ne compte pas plus d'une dizaine de cafés, la moitié concentrée autour de la faculté locale (700 étudiants à 90% du Syunik).

Si Goris a le potentiel d'un carrefour économique, elle est aussi au centre d'un patrimoine culturel de premier plan (à l'échelle de l'Arménie). Combien ont visité Tatev (monastère du Xeme siècle) mais restent incapables de situer Goris qu'ils ont traversée? !!! C'est le problème, c'est une ville transparente. Il y a un musée dans la ville ; après 2 mois et demi j'ai décidé de le chercher !!

Son patrimoine touristique: à l'ouest, à 20 km, si on a le célébrissime monastère de Tatev, on en a un deuxième à ses pieds, au fonds de la vallée, très facilement accessible (à 10 minutes à pied du Pont du Diable (sur la route) mais reste totalement inconnu (je l'ai visité après 3 semaines de séjour à Tatev en 2001) et on a les sources d'eau chaude aussi (à droite du Pont du Diable). Au nord, les alentours de Sissian sont riches des pierres paléolithiques de Zorakar (1000 ans plus anciennes que celles de Stonehenge en Angleterre), d'un monastère en amont d une vallée superbe, les chutes d'eau de Chaki et des sources d'eau chaude. Au sud, Kapan a un site d'archéologie et son immense complexe industrialo-minier dont la visite pourrait être organisée. A 4 heures de route, on a aussi accès au sud aux paysages iraniens de la région de Meghri, une Arménie telle qu'elle n'existe que là-bas.

A l'ouest, à seulement 7 km on a le vieux Goris, un immense village troglodyte du 7eme siècle, près de Khndzoresque (il n'y en a que 2 dans tout le Caucase, l'autre est en Géorgie). Mais aucune pancarte sur la route pour vous le dire!! Ensuite, à moins d'une heure, on a Latchine, en soi un monument, et son monastère de Tsitsernavank (totalement rénové par le chef de la région, Alexandre Agopian, architecte, ancien membre du comité Karabakh (créé en 1998 pour libérer le Karabakh par l'action politique). Et à 2 heures de route, la ville historique et culturelle du Karabakh, Shushi.

Elle fut en son temps la 2eme ville du Caucase après Tbilissi, capitale de la Géorgie, devant Bakou et Erévan non encore développées au XVIIIeme siècle.
Goris est au centre d'un patrimoine qui lui file entre les doigts. Je vous donne l'info: personne ne le sait, mais il y a un hôtel à Goris! totalement inconnu mais bien réel. Je parle d'une maison d'hôte des plus confortable, avec des petits déjeuners garnis... Elle est en face de l'école numéro 6, c'est la maison de M. Mejloumian.

Désormais, ne traversez plus Goris en vous demandant ce que vous pouvez y faire. Il y a tout sur place (y compris des restaurants dont un en face de l'église). Il suffit de demander à la population. Ce n'est pas parce qu il n'y a pas de panneau qu'il n'y a rien ; bien au contraire. Et puis il y a ces montagnes. Uniques, qui méritent à elles seules le détour !

P.S.: Recette de cuisine locale (pour les débutants) :
Le Harrissa
Cuisinez la viande d'une poule, rajoutez-y du sel, et laisser sur le feu jusqu'à ce que la viande baigne dans son jus. Lavez un kilo de boulghour puis mettez-y dessus la poule avec le jus. Mettez l'ensemble de nouveau sur le feu et remuez un peu toutes les deux minutes. Cuisinez jusqu'à ce que la viande et le boulghour soient bien mélangés et cuits uniformément. Une fois prêt, goûtez et au besoin rajoutez du sel.
Recette de cuisine fournie par Arpinée Zeylanian en classe de 7eme (13/14 ans) de l'école 6 de Goris.

Bon travail,
D'Arménie,
Armen
Huys Havatk yév Sér (espoir, foi et amour).

r.armen@laposte.net

--> Pour accéder aux chroniques 1 à 15 du Carnet de voyage d'Armen cliquer ici