L'année du Génocide
Constantinople

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Le texte présent, qui nous a été transmis par Mme Shamiram Folco-Sevag, est extrait du Panorama de la littérature arménienne de Hagop Ochagan. Traduit par Mme Valentina Calzolari de l'Université de Genève, ce document fait partie d'un volume collectif consacré à la littérature européenne. Ochagan y évoque la dernière soirée qu'il a passée en compagnie d'autres écrivains et poètes arméniens dans la maison de Roupen Sevag, à Péra, une semaine avant le 24 avril 1915, date de l'arrestation des notables de l'intelligentsia arménienne de Constantinople par la police turque.


Yani et Roupen Sevag à Lausanne vers 1913

Je ne peux pas préciser d'une façon exacte quel jour c'était. Mais à peine sept jours plus tard, les arrestations d'avril allaient être exécutées, de nuit, à travers tous les quartiers de cette ville sinistre, avec une application parfaite rarement vue chez les Turcs1. Une semaine avant ce jour-là, donc, une nuit, nous étions invités chez Roupen Sevag2. Varoujan3, Dikran Tcheugurian4, Kegham Parseghian5, Aris Israëlian (un nouveau venu, qui attirait l'attention, sympathique et touchant dans son effort de s'affranchir des sujets poétiques traditionnels), le bavard et joyeux Théotig6 avec sa femme, la très respectable Archagouhie7, pour laquelle j'éprouvais une bienveillance qui était la contrepartie de son sérieux, de l'absence en elle de coquetterie et de son courage, si inattendus dans le groupe des femmes contrefaites. Et encore quelques autres, plus jeunes, qui s'étaient faits connaître durant ces jours d'activité politique fougueuse et bruyante et chez qui les intérêts littéraires se fortifiaient peu à peu. J'ai raconté ailleurs l'occasion de cette invitation et le sentiment général de la soirée (dans le quotidien Arev, je ne me souviens pas l'année, probablement à la fin de 1924, dans un numéro consacré aux martyrs d'avril). Mon propos est ici de présenter Roupen Sevag, en tant qu'écrivain et en tant qu'idéologue, ce qui est toujours intéressant, surtout quand il s'agit d'un homme qui n'a pas pu se réaliser jusqu'au bout.

Son épouse allemande8 participait à la conversation avec des interventions rapides et fréquentes. Un gentil petit garçon, assis sur les genoux de Sevag, les bras serrés (autour de son cou), regardait (la scène) de ses yeux noirs et touchants d'Arménien, qui perçaient le teint blond de sa peau qui lui venait de sa mère et qui lui donnait une sorte de beauté ravissante. De cette tête d'enfant silencieux et triste émanait une puissante fierté. Et (il y avait aussi) un autre enfant, plus petit, un peu bruyant, avec des reflets dorés sur la peau9. Dans l'enthousiasme général de la salle, au moment où la nuit tombait sur la ville, ces enfants avaient oublié d'aller se coucher et nous étions indulgents envers leur présence, peut-être par amour de la beauté poétique de leur âge tendre et de leur douceur.

Un peu à part, pour ne pas être dérangés par le va-et-vient autour de la table, notre petite compagnie discutait. Notre sujet (de conversation) était la littérature10. Sevag évoqua une scène de montagne en Suisse11 (je trouvai que ses impressions n'étaient point pittoresques, mais extraordinairement vivantes et vraies), où quelques années auparavant il avait lu une de mes nouvelles, « La Fille du Turkmène », qui était parue dans la revue Shant, je ne me rappelle pas en quelle année ni dans quel numéro12. Cette petite fresque des coutumes et des personnages de montagne avait ravi la pensée de Sevag plus qu'elle ne le méritait, probablement à cause de la secrète et profonde influence du lieu et du moment et sous l'effet d'une cristallisation interne de la lecture (en donnant au mot cristallisation sa teneur stendhalienne). Il se souvenait avec reconnaissance de son plaisir pur et profond, auquel sa femme s'associait également avec son arménien imparfait, elle aussi probablement sous l'impulsion des souvenirs de cette randonnée en montagne. (...)

Le silence dans la nuit qui avançait s'épaississait. Dans la rue, des silhouettes douteuses semblables à des ombres se profilaient et se dissipaient comme des spectres ; nous étions obligés de tourner notre attention vers la police secrète, dont les agents entraient dans les maisons, sous prétexte de contrôles ou de soi-disant recherches de soldats déserteurs, mais en fait pour le seul plaisir de semer la terreur dans ces paisibles demeures. Après avoir été interrompus de cette manière, nous revînmes à notre conversation. Le sujet était toujours l'écriture romanesque. Ni Varoujan, ni Théotig pourtant ne retrouvèrent leur équilibre. Varoujan s'était assombri, assiégé de craintes. Sevag, plus insouciant et plus sûr, reprit le fil de ses considérations. (...)

Nous fîmes le tour de la littérature arméno-occidentale tout entière, avec ses subdivisions si bien établies, qui s'étaient précisées d'une manière si digne d'attention, et avec les valeurs qu'elle avait fait siennes ; et nous étions d'accord autour de quelques points fondamentaux postulés par Méhyan. Sevag comprenait mes préoccupations, ma position irrévocable de faire de notre littérature l'expression de notre peuple. Et il comprenait ce mépris presque hostile avec lequel je jugeais ceux que l'on considérait comme les gloires les plus authentiques de notre littérature, quand celles-ci nous parvenaient par le biais des livres ; je veux dire : l'oeuvre de nos Romantiques mineurs et la plus grande partie de l'héritage de 1900. Seul un talent absolument indéniable jouissait de ma faveur. C'est par là seulement qu'un certain nombre des créations de Telgadintsi13, de Zardarian14, de Tchérakian15, de Medzarents16, tout en étant moins naturelles, et même contaminées par tout ce qu'il y a de plus constantinopolitain, étaient pourtant dignes d'être aimées, à condition d'éliminer tout ce qui était faux, fardé, inspiré, affecté, recherché, décadent au point d'être exsangue - défaillances qui sont fatales quel que soit le goût littéraire. (...)

Comme il arrive souvent au cours de semblables discussions, des heures s'étaient écoulées. Plus que stables, inébranlables dans nos positions, nous continuions à débattre autour de ce sujet fondamental. Nos efforts pour ramener la conversation vers les autres questions de l'art restaient infructueux. Quelques-uns des invités étaient ivres. Varoujan lut son poème « Terre rouge »17, avec une sensibilité si profonde et vraie, qu'un frisson traversa tout le monde. Sevag pleurait... Ses pleurs étaient passés à sa femme allemande. Soudain, comme sous l'action d'une main noire, nous eûmes le sentiment qu'un grand voile de deuil avait été suspendu au-dessus de nos pensées. Nous savions tous que quelque chose se préparait dans l'obscurité contre notre peuple, quelque chose de sombre et d'indéfini, à quoi nous étions incapables de trouver un espace en nous-mêmes. Et nous nous tûmes.

Au moment où je pris congé de lui (Sevag), la nuit était déjà à moitié passée. Le large boulevard de Péra18 était désert. De temps à autre, des hommes à l'aspect dur, avec leur tenue de fête, se hérissaient au bout des ruelles qui débouchaient sur la Grande rue, avec de longs regards persécuteurs figés sur nous, regards qui, au-dessous des rares lumières, parvenaient à descendre jusque dans nos coeurs. Moi, j'étais l'un des hommes recherchés par la police. Les autres (étaient aussi plongés) dans la peur d'une probable répression. Auparavant nous avions déjà eu des entretiens semblables autour de tout cela. Les événements tragiques qui allaient suivre ont-ils eu une influence sur le fait que notre conversation de cette nuit-là recevrait le caractère d'une sorte de testament sacré ? Pas même un lambeau (de ce souvenir) s'est affaibli en moi.

Un quart de siècle s'est écoulé depuis ces jours. Maintenant, au moment d'essayer de fixer et de préciser d'une façon définitive la place et le rôle de Sevag dans notre panorama littéraire, je me sens visité par les larmes qu'il versa cette nuit-là. Sa mort ne se raconte pas, tant ce supplice se situe en dehors et au-dessus de toute imagination humaine. Lorsque, avec l'autre jeune homme (Varoujan) aussi doux que lui, leurs corps cédaient nerf après nerf (sous les coups des poignards), je suis sûr qu'ils sont revenus en pensée à cette maison de Péra, dans la grappe de leurs femmes et de leurs enfants, et qu'ils ont revécu cette nuit, peut-être pour pouvoir résister à la honte de mourir de cette façon. (...)

Traduction inédite - Hamabadger arewmdahay kraganutian (Panorama de la littérature arménienne occidentale) / Hagop Ochagan (Vol. IX) - Antélias : Catholicossat Arménien de Cilicie, 1980. (Pp. 14-19 ; 24-25).

Valentina CALZOLARI
Centre de recherches arménologiques
de l'Université de Genève


Shamiram et Levon, les enfants de Yani et Roupen Sevag
en Décembre 2003

1) Allusion à la nuit du 24 avril 1915.

2) R. Tchilingirian de son vrai nom (1885-1915). Médecin, poète et écrivain, auteur du recueil de poésies Le livre rouge et des Pages arrachées du journal d'un médecin, en prose.

3) Sur le poète Daniel Varoujan (1884-1915), voir Patrimoine littéraire européen, vol. 12, p. 669-679.

4) (1884-1915). Ecrivain, co-fondateur de la revue littéraire Vosdan et auteur, entre autres, de Le monastère (trad. fr. par P. Ter-Sarkissian publiée aux Editions Parenthèses en 1988).

5) (1883-1908). Ecrivain et critique littéraire, co-fondateur de la revue littéraire Méhyan.

6) Théotig Lapdjindjian (1873-1928). Ecrivain et publiciste, rédacteur du très populaire Almanach pour tous de Constantinople qui, de 1907 à 1928, recueillit les pages de plusieurs intellectuels arméniens.

7) Archagouhie Djezmédjian (1875-1922), auteur de quelques oeuvres mineures en arménien (ex. Souvenirs d'une étudiante) et d'un livre en français sur les massacres arméniens.

8) Yani Appel-Sevag (morte à Nice en 1967). Auteur de quatre recueils de poésies en français, dont Au pied de la Dent du Midi (1966).

9) Il s'agit des deux enfants de R. Sevag, Levon (né à Lausanne en 1912) et Shamiram (née à Constantinople en 1914), les deux toujours vivants.

10) Pour des raisons de place, nous n'avons pas pu donner la traduction des parties contenant les réflexions et les considérations sur la littérature arménienne moderne occidentale, qui constituèrent l'objet du débat de cette rencontre.

11) R. Sevag vécut en Suisse et notamment à Lausanne de 1905 à 1914.

12) Traduction française par L. Daronian dans Venise 1987 Littérature et Mythologie / Marc Nichanian éd. Venise : Università degli Studi di Venezia. Dipartimento di Studi Eurasiatici, 1987. - (Pp. 60-73).

13) Hovhannès Haroutiounian de son vrai nom (1858-1915). Avec R. Zardarian (v. infra), il appartient au courant de la littérature provinciale, qui s'inspire de la vie et des moeurs des villages et qui fait recours à la langue dialectale.

14) Rouben Zardarian (1874-1915). Rédacteur du périodique Azadamard de Constantinople et auteur du recueil de contes Clarté nocturne.

15) Diran Tchérakian, dit Indra (1875-1921). Auteur du poème en prose Le monde intérieur et du recueil de poésies Bois des cyprès.

16) Missak Medzaturian de son vrai nom (1886-1908). Poète arménien disparu prématurément ; auteur des recueils de poésies Arc-en-ciel et Chants nouveaux.

17) Poésie tirée du recueil Le coeur de la race (1909).

18) Quartier arménien situé dans la partie européenne de Constantinople.

Merci à Monsieur Charles Kéchkékian, du magazine "Parév Côte d'Azur"
de nous avoir aimablement autorisés à publier cet article.
source:
http://perso.orange.fr/barsamian/parevcotedazur/numeros/parev21/art9.html