Témoignage de Madlena Aghadjanian, 33 ans,
sans emploi - ancienne employée au service des
passeports. Témoignage
recueilli par Samuel Chahmouradian - Traduit
du russe par Albert Andonian
Dimanche 28 février 1988.
« J’ai aperçu par la fenêtre une trentaine d’adolescents de 15 à 17 ans qui couraient devant la maison en portant un drapeau et criant :
« Les Arméniens dehors ! ».
Ensuite, j’ai vu de mon balcon une foule immense . Des gens allaient, couraient
et hurlaient comme des sauvages. Je n’y
ai d’abord pas attaché d’importance. Je
pensais simplement qu’ils avaient
entendu parler de manifestations et
qu’ils s’y associaient. J’ai appris un
peu plus tard qu’ils avaient renversé et
incendié une voiture et qu’ils avaient
brisé les vitres d’un magasin et d’une
charcuterie. Ma mère, qui habitait au
centre de la ville, l’a vu. Elle est
venue chez moi et m’a raconté les choses
épouvantables qui se passaient sur la
place où était rassemblée un foule
immense de jeunes garçons et d’hommes.
Il n’y avait pas de femmes. Le voisin de
maman, un directeur d’école, est monté
lui aussi à la tribune pour crier : « Les Arméniens dehors ! » En
venant chez moi, maman a vu un
appartement saccagé et des vitres
brisées. Elle m’a dit : « Viens
chez nous, nous sommes à côté du comité
du Parti, tu y seras plus en sécurité. »
Je lui ai répondu : « sous le
régime soviétique, personne n’a le droit
de faire irruption chez moi. En tout cas
je ne quitterai pas mon appartement.
D’ailleurs, probablement qu’ils
manifestent comme les autres, mais ils
le font d’une façon bestiale, c’est leur
affaire. »
A la tombée de la nuit, j’ai entendu des
bruits et des hurlements comme si des
fauves avaient envahi la cour. J’habite
au quatrième étage. Nous sommes sortis
sur le balcon avec maman. La cour était
pleine de gens, 1000 ou 2000, habillés
de noir. Ils hurlaient tous :
« Les Arméniens, sortez ! » Ils
ont brisé les vitres de l’appartement
d’une Arménienne qui habite au premier
et ont tambouriné sur la porte. Alors
nous avons compris que notre tour allait
venir.
Maman, moi et mon fils Sacha, âgé de 2
ans, avons couru chez nos voisins azéris
d’en face qui nous ont ouvert. Nous nous
sommes précipités à l’intérieur. Mais
ils nous ont chassés en disant :
« Allez vous-en : S’ils apprennent que
nous cachons des Arméniens, ils nous
traiteront de la même façon. »
Nous sommes revenus à l’appartement,
mais j’ai eu du mal à ouvrir la porte,
tellement ma main tremblait. Puis nous
avons fermé tous les verrous. Cinq
minutes après, on a commencé à secouer
la porte. Je me suis enfermée avec mon
enfant dans la salle de bains. Je
comprenais bien qu’il était impossible
de leur échapper, mais je n’avais pas
d’autre issue. En dépit des deux solides
serrures, et à force de cogner dessus,
ils ont réussi à défoncer la porte. Mon
enfant tressaillait à chaque coup, il
tremblait mais en silence, sans crier ni
pleurer…Lorsque les serrures ont cédé,
ma mère a poussé un cri d’horreur, ses
jambes ont fléchi et elle a failli
tomber. Elle articulait à peine :
« Je vous en prie, je vous en
supplie ! »
Elle essayait de dire :
« Tuez-moi, mais ne touchez pas aux
enfants. » Mais elle n’arrivait
pas à s’exprimer. Une quarantaine
d’hommes ont fait irruption et ont
fouillé partout. Comme j’avais
l’intention de déménager, toutes mes
affaires sauf le téléviseur et le
réfrigérateur, étaient dans des caisses
et dans des cartons. Ils ont tout vidé
et trouvé tout ce que j’avais, argent,
or. L’un d’eux, un Caucasien, est resté
près de ma mère et lui a dit :
« n’aie pas peur !» Il a crié à
la bande de partir. Un bandit est allé
dans la cuisine pour casser la fenêtre
et jeter dans la cour tout ce qu’il y
avait. L’homme qui était près de ma mère
lui a dit : « laisse tomber, on
s’en va ». Ils sont sortis sauf
trois d’entre eux qui sont restés dans
la cuisine pour nettoyer leurs habits.
En revenant, l’un d’eux a ouvert la
porte de la salle de bains. Il m’a vue
dans un coin et a voulu s’emparer de
l’enfant en l’insultant : « Sale
petit chien d’Arménien ! ».
L’enfant avait presque perdu
connaissance, il avait de la fièvre, il
tressaillait tout le temps et délirait.
L’homme qui était déjà intervenu a tiré
l’autre par le col en lui disant : « Nous
n’avons plus rien à faire ici,
sortons ! »…
Mes voisins arméniens ont été battus. Un
Caucasien qui habitait sur le palier est
accouru pour les aider. On lui a cassé
le bras. Sa femme aussi a voulu les
secourir et elle a été également battue…
Pendant ce temps, mes voisins de palier
azerbaïdjanais regardaient les atrocités
et racontaient en riant comment on
sévissait contre les Arméniens, en
particulier dans le quartier de la gare
routière où ils s’étaient rendus. L’un
d’eux a été blessé à la jambe par une
pierre jetée sur les soldats. Mais cela
les faisait rire : « Que peuvent
faire les soldats ? Ils sont venus mais
n’ont pas l’ordre de tirer. Alors on les
attaque avec des pierres. Il n’y a plus
qu’à les emporter sur des brancards,
tout sanglants. D’une manière ou d’une
autre, tous les Arméniens seront
tués ! »
Extrait de « La Tragédie de
Soumgaït – Un pogrom d’Arméniens en
Union Soviétique. »
Présentation de Bernard Kouchner –
Préface d’Elena Bonner
Editions du Seuil. 1991.