ANAHIDE TER MINASSIAN
présente, au Centre culturel St Mesrob à Paris
ANTOINE POIDEBARD ET L’ARMÉNIE
(1904- 1920)

Au cours d’une conférence passionnante, l’historienne Anahide Ter Minassian nous révéla la personnalité hors du commun d’Antoine Poidebard à l’étonnante carrière : il fut successivement missionnaire jésuite en Anatolie, représentant militaire français dans l’éphémère république d’Arménie (1918-1920), enseignant à l’Université St Joseph de Beyrouth et aviateur, promoteur de l’archéologie aérienne au Levant. Ce personnage a accompagné le peuple arménien au moment où l’état s’est constitué mais il avait appris à le connaître dès 1904 et il est intéressant de noter l’évolution de ses sentiments.

D’abord objet de mission religieuse et d’observations ethnologiques, ce peuple de-viendra pour lui objet de sympathie puis d’amour et de compassion dans l’activité diplomatique et humanitaire. S’élevant au-dessus des préjuges et des compromis poli-tiques, Antoine Poidebard fit preuve d’une clairvoyance étonnante dans l’annonce des ca-tastrophes qui allaient fondre sur le peuple arménien, essaya de détourner ou de panser celles dans lesquelles il pouvait intervenir et nouera avec des arméniens des amitiés aux-quelles il restera fidèle jusqu’à sa mort en 1955.

Missionnaire en Arménie :

En 1904, Antoine Poidebard arrive à To-kat, un des postes de la Mission d’Arménie créée par le Pape Léon XIII.. Il apprend l’arménien et le turc. Avec des coupures pour terminer ses études en Europe, il restera 7 ans en Asie Mineure. les autres postes de la mission sont Adana, Césarée, Sivas, Amasya, Marsivan. Des photos de l’époque, le mon-trent sur un magnifique cheval blanc, avec des allures de personnage de théâtre ou de roman à la Lawrence d’Arabie. Il a peu de résultats dans la conversion des "schismati-ques" arméniens, mais se dévoue sans compter pour l’éducation et le santé des popula-tions.

Guerre de 1914

Il est aumônier de cavalerie sur le front lorrain jusqu’à ce que, après la terrible année 1917, le Conseil supérieur de Guerre, dirigé par Foch, envisage une stratégie périphérique dans les Balkans et le Caucase pour arrêter les Turcs, en suscitant la défense de ces régions par les Chrétiens : Géorgiens, Arméniens, Assyro-Chaldéens.

Seuls les Arméniens prendront leur rôle au sérieux et mèneront une guerre arméno-turque.

Antoine Poidebard est envoyé en mission militaire au Caucase, comme interprète. Il est en fait agent de renseignement, chargé d’élaborer la carte des communications depuis le Golfe Persique jusqu’au Caucase.

Périple-épopée

Parti de Marseille le 26 janvier 1918, le capitaine Antoine Poidebard n’arrivera à Bakou que le 30 octobre et en Arménie, au début de 1919.

Un hiver en Arménie

Durant l’hiver 1918-1919, l’Arménie n’est qu’un cimetière. La population est composée de réfugiés venus de Turquie, du Caucase, de Russie. Ils sont 300.000 dans un pays exsangue où la famine fait des ravages. Il y aura 200.000 morts dans les rues. Poidebard, dans ce contexte, représente à lui seul la mission militaire française en Arménie.

Durant 2 ans, il va tout braver pour aider le peuple arménien à construire un état viable. Son seul lien avec les autorités est le télégramme, il envoie rapport sur rapport, sillonne le pays à cheval pour en apprécier de visu la situation catastrophique.

Il se lie d’amitié avec Nazarbékian, le vainqueur de Sardarabad, avec Korganoff, Akhverdoff et surtout avec Alexandre Khatissian, l’ancien maire de Tiflis, ministre des Affaires Etrangères puis Premier Ministre de la République d’Arménie en 1919-1920. Il le rencontrera par la suite à chacun de ses passages à Paris. C’est en Arménie russe qu’il va se mettre à aimer le peuple arménien et essayer de lui apporter l’aide de la France.

Une analyse lucide, de visées généreuse, des moyens dérisoires

Poiodebard, inlassablement, signale, dénonce et essaie de pallier tous les dangers qui guettent le peuple arménien. Il veut persuader les Français de considérer les Arméniens comme des alliés qui doivent participer aux conférences et traités de paix et mériter des compensations territoriales. Il est cependant réaliste et parle des "méga-lomanes qui réclament un immense empire arménien où ne manqueraient que les Arméniens".

Il s’insurge contre la politique anglaise de soutien aux Azéris et à leurs prétentions sur le Karabagh, le Zanguézour, le Nakhitchévan, terres qu’il proclame arméniennes. Le problème des réfugiés arméniens et de leur rapatriement sur leurs terres est son grand souci. Il voudrait que la France donne à l’Arménie les moyens militaires d’encadrer ces retours car il sait que sans escorte militaire dissuasive, les Arméniens seront massacrés par les paysans musulmans armés par le matériel énorme laissé sur place par les Russes. Le gouvernement arménien, dans son dénuement, lui donne les pleins pouvoirs pour obtenir cette aide.

Voyant par ailleurs s’enfler le mouvement kémaliste qui se donne pour but d’empêcher de céder à l’Arménie la moindre parcelle de territoire turc, Poidebard, après avoir en vain réclamé du matériel de guerre pour l’armée arménienne afin qu’elle puisse éviter le massacre des populations rapatriées, arrive à la conclusion que l’Arménie ne peut survivre que sous le mandat d’une grande puissance.

Portrait d’Antranik,

par Antoine Poidebard

Poidebard rencontre, à Etchmiadzine, le plus populaire des héros arméniens, vieilli et devenu une figure pathétique au moment où, obligé par le commandement anglais à quitter le Caucase, il licencie ses soldats et remet ses armes au Catholicos Kévork V.

Voici le portrait qu’il en dresse, dans un très beau texte émouvant :

"...Antranik est personnellement un charmeur comme tous les chefs de ces temps héroïques où des bandes se formaient pour défendre les Arméniens sans secours contre les massacreurs turcs. Son langage est rude et brutal, mais ses yeux très francs ont la fascination de ceux qui savent entraîner les hommes à leurs idées. De l’avis même de ses ennemis, il n’a jamais commis la moindre malhonnêteté. Après cette vie errante où il aurait pu ramasser une fortune énorme, il est pauvre et c’est ce qui fait son meilleur éloge.

Pour les massacres des musulmans, il m’a fait profession de foi devant le repré-sentant du Catholicos : "Je n’ai jamais mas-sacré les innocents, jamais un seul, jamais. J’ai eu à punir les coupables." Je crois qu’on a exagéré les massacres commis par les bandes. Il était comme Dieu pour ses soldats et pour le peuple au milieu duquel il vivait. Dernièrement, c’est lui qui a ravitaillé la population évacuée de Zanguézour en lui fournissant du blé. Il avoue que c’est la vue de son peuple qui meurt de faim et qu’il ne peut secourir qui l’a découragé et décidé à se retirer chez lui, en Bulgarie. Il faut l’avoir entendu parler de ces pauvres évacués pour comprendre la grande idée qu’il y avait dans cet homme (...).

Pour nous qui vivons de près avec ce peuple arménien qui endure depuis cinq ans des tortures sans fin et qui, malgré cela, veut revivre, montrant sa patience incroyable, nous aimons des hommes comme Antranik et, faisant large part à ses défauts, nous disons que, malgré tout, nous les admirons. Il est facile de blâmer les désordres. Il est moins facile de défendre ses compatriotes avec des soldats mal habillés, mal armés, et cela pendant plusieurs années, attendant toujours le secours de l’extérieur, et le voyant arriver lentement. Il serait intéressant d’avoir, sur ce chef de bande, l’avis des commandants turcs qui ont eu à se mesurer avec lui. Je crois que certaines divisions turques ont gardé un mauvais souvenir d’Antranik..."

Des gestes symboliques

Poidebard représente la France à la création de l’Université d’Erervan, le 21 janvier 1920. L’inauguration a lieu à Alexandropol (l’actuelle Gumri), faute de locaux à Erevan. Ce fut un exemple pour les Géorgiens et les Azerbaïdjanais.

Il reçoit, cette même année, du Catholicos Kévork V, la Croix de l’Ordre arménien des Insignes d’Etchmiadzine.

Epilogue

Ecrasée entre "le marteau kémaliste et l’enclume soviétique", la République d’Ar-ménie s’effondre. Détaché à la Mission diplomatique en mer Noire, Antoine Poidebard s’installe en Géorgie jusqu’à sa soviétisation. C’est la fin de son aventure caucasienne, mais pas de ses rapports avec les Arméniens.

En Syrie, et surtout au Liban, il retrouve des réfugiés arméniens dont il essaie d’organiser la vie et il s’engage dans une longue mission d’assistance auprès de ces populations qui font l’objet d’une des premières expériences de la diplomatie humanitaire. Il écrit un très bel article sur les anciennes broderies arméniennes de Malatya ou de Marach, avec le sentiment qu’il faut, avec ces derniers restes, comme aussi avec les tapis échappés au pillage, sauver un patrimoine. Il mène au Liban une activité d’archéologue-aviateur, développant l’archéologie aérienne dans une région dont le sous-sol recèle les vestiges de nombreuses civilisations.

Dans toutes ses vies, Antoine Poidebard reste un homme de foi et un patriote, deux qualités qu’il apprit à reconnaître chez les Arméniens. Alors, dit Khadissian, "il devint un ami sincère des Arméniens. Il partagea avec nous toutes nos peines et toutes nos joies."

Françoise Couyoumdjian
Bulletin de l'Eparchie de Sainte-Croix-de-Paris
des Arméniens Catholiques de France
N° 113 Mars 2004